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Nous étions trois dimanche 9 février pour assister au spectacle « Le Premier sexe » de et avec Mickaêl Délis qui se joue à la Scala de Paris en ce moment. Sous-titré « ou la grosse arnaque de la virilité » , ce spectacle avait aiguisé ma curiosité. 

À travers une mise en scène minimaliste, où l’artiste utilise des accessoires sobres tels qu’une chaise ou une chemise blanche, Mickaël Délis incarne une galerie de personnages issus de son histoire personnelle : membres de sa famille, amis, enseignants et thérapeutes. Ces figures, tantôt bienveillantes, tantôt caricaturales, illustrent les tensions et les contradictions auxquelles il a été confronté durant son adolescence. Entre une mère souffrant de dépression, un père ancré dans des valeurs traditionnelles et un frère épargné par ces questionnements, l’artiste évoque les difficultés de grandir dans un environnement où le poids des normes sociales, physiques et genrées pèse lourdement. Son récit, teinté d’autodérision et de lucidité, met en lumière les diktats de la masculinité – apparence, force, séduction, réussite – qui affectent tant les garçons homosexuels qu’hétérosexuels, souvent de manière insidieuse et destructrice.
Bien que partageant son titre avec l’essai masculiniste d’Éric Zemmour publié en 2006, inspiré lui-même du célèbre ouvrage Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, le spectacle de Délis propose une perspective radicalement différente. Alors que le texte de Zemmour dénonce une prétendue domination féminine et une crise identitaire masculine, le monologue de Délis s’attache à déconstruire les normes de la masculinité contemporaine, tout en retraçant un parcours de vie qui s’étend de l’enfance à l’âge adulte,  marqué par des questionnements identitaires et des expériences personnelles. L’œuvre se présente à la fois comme une introspection et un partage, invitant le public à réfléchir aux défis et aux transformations inhérents à la construction identitaire.
Son approche, bien que teintée de comédie, n’en demeure pas moins incisive, laissant à chaque personnage la possibilité d’exprimer sa complexité et ses contradictions. Ainsi, Le Premier sexe constitue une œuvre à la fois divertissante et éclairante, qui invite à repenser les normes de genre et les attentes sociales imposées dès le plus jeune âge.
Mais éclairer qui ?
Nous avons été tous les trois profondément gêné·es par les réactions de l’assistance, notamment par les rires qui semblaient parfois relever davantage d’un « rire de » que d’un « rire avec ». Cette distinction s’est imposée à nous avec une certaine acuité, car les différents tableaux présentés évoquaient, dans notre expérience, des injonctions et des discriminations vécues, suscitant en nous un malaise plutôt qu’un amusement partagé. Les moments de rire ne coïncidaient pas avec les nôtres, révélant ainsi un décalage dans la réception et l’interprétation des situations humoristiques.
L’utilisation de l’humour comme outil de dénonciation demeure un exercice périlleux, car elle repose sur une présupposition : celle de la capacité du public à analyser et à prendre distance face au contenu proposé. Bien que le recours au rire pour critiquer les normes sociales ne soit pas une pratique nouvelle – il permet effectivement d’attirer l’attention sur les préjugés, les stéréotypes et les comportements discriminatoires tout en rendant ces sujets plus accessibles et engageants –, il n’en reste pas moins ambivalent. En effet, l’humour peut servir à déconstruire les stéréotypes, favoriser l’empathie, exercer une critique sociale, libérer la parole et sensibiliser. Cependant, il soulève également une question fondamentale : ce rire ne risque-t-il pas, paradoxalement, de renforcer les stéréotypes ou de banaliser les discriminations qu’il prétend dénoncer ?
Cette réflexion nous a conduit à nous interroger sur la nature même du rire suscité : pourquoi rit-on ? De quoi rit-on ? Et, surtout, de qui rit-on ? Ces questions mettent en lumière les enjeux éthiques et politiques inhérents à l’usage de l’humour dans un contexte de dénonciation sociale, invitant à une réflexion critique sur les effets parfois ambigus du rire comme outil de subversion ou de réaffirmation des normes dominantes.
La question se pose également pour la réappropriation des insultes. Cette pratique s’observe notamment dans des contextes où des communautés marginalisées – telles que les groupes LGBTQIA+, les minorités ethniques ou les femmes – s’emparent de termes autrefois utilisés comme outils d’oppression pour en faire des marqueurs de fierté et de solidarité. Par exemple, le terme  queer, initialement employé comme une insulte homophobe, a été réapproprié par la communauté LGBTQIA+ pour désigner une identité non normative et revendiquer une position politique critique vis-à-vis des normes hétérosexuelles. De même, certaines minorités raciales ont réinvesti des insultes racistes pour en faire des expressions d’appartenance et de résistance. Cependant, cette réappropriation ne va pas sans susciter des débats. D’une part, elle peut être perçue comme une stratégie émancipatrice, permettant de désamorcer la violence symbolique des insultes et de renverser les stigmates. D’autre part, elle soulève des questions quant à ses limites et ses effets : qui a le droit d’utiliser ces termes réappropriés ? Dans quels contextes leur usage reste-t-il problématique ? Enfin, cette pratique ne risque-t-elle pas de perpétuer, malgré elle, les dynamiques de domination qu’elle cherche à contester ? Voici donc les réflexions qui alimentaient notre conversation dans les rues humides de Paris. 
Pour ma part, il me semble qu’un temps de remédiation aurait été nécessaire pour approfondir la portée du spectacle et en faciliter la réception critique. Par exemple, un dispositif simple, tel que l’enregistrement des rires du public, aurait pu être réutilisé en fin de représentation, accompagné d’une phrase comme : « Voilà, vous aussi vous avez ri ». Cette mise en abîme aurait permis de questionner les réactions du public et d’engager une réflexion sur les mécanismes du rire et leurs implications. Un temps d’échange avec les spectateurs aurait également été bénéfique pour discuter des thèmes abordés, bien que cela ne corresponde pas nécessairement au format traditionnel d’un spectacle.
Cela étant dit, j’ai trouvé la pièce intelligemment écrite, tant sur le plan dramaturgique que dans sa construction narrative. Nous avons assisté à une véritable performance scénique.  Des sujets importants ont été abordés avec finesse et audace, permettant à des messages essentiels d’être entendus par un public qui, sans le recours à la distanciation humoristique et à la vulgarisation, ne se serait peut-être pas déplacé. En ce sens, le spectacle remplit une fonction pédagogique et sociale indéniable. C’est donc pour moi un spectacle à voir et à « débriefer » ensuite. Un tel échange permettrait d’enrichir la compréhension des enjeux soulevés, de contextualiser les réactions du public et d’approfondir les réflexions initiées par la représentation.
S..
Du 12 février au 30 mars 2025
À 17h15, 19h OU 21h15
Tarifs de 15€ à 28€ 
La Piccola Scala

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