Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, autobiographie de Jeanette Winterson (2012, Editions de l'Olivier).
Qu'est-ce qui m'a donné envie de lire ce livre ? Il y a d'abord ce titre accrocheur, la renommée de la romancière, lesbienne et féministe, et un article élogieux de la librairie « Les mots à la bouche ». Après le succès outre-Manche de son ouvrage autobiographique Les oranges ne sont pas les seuls fruits (adapté en téléfilm au Royaume-Uni), Jeanette Winterson se livre à nouveau sur sa jeunesse, son éducation à la fois traumatisante et stimulante, son homosexualité, son amour pour les mots (lecture et écriture), la recherche de ses parents biologiques.
C'est dans l'Angleterre des années 70, dans une petite ville industrielle du nord, que tout commence. Jeanette, petite fille adoptée, plus par dépit que par amour, cherchera des réponses au comportement singulier de Mrs Winterson qui prône le bon dieu, croit en l'Apocalypse et punit sa fille de façon inhabituelle en « l'enfermant dehors ». « Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? », c'est la question que posera Mrs Winterson à sa fille, le jour où celle-ci, du haut de ses 16 ans, décide d'assumer son orientation sexuelle et de quitter la maison familiale, aspirant à un certain bonheur qu'elle ne trouve pas dans cette demeure.
Le récit se déroule en deux temps : une partie racontant l'enfance épouvantable de Jeanette et l'autre (on pouvait s'en douter avec une mère pareille) sur la quête de soi et la recherche de sa mère biologique. Dans la première partie, le portrait de la mère adoptive est truculent. Celle que Jeanette n'appelle pas une seule fois « maman » ou « mère » mais à tout jamais Mrs Winterson, est incapable d'aimer, n'a que sa rigueur religieuse, sa sécheresse de cœur, sa folie, et ses punitions à lui offrir. Il reste bien peu de place pour le père dans ce foyer dirigé par les conventions sociales et une perception de Dieu totalement castratrice. La narratrice parvient à nous décrire sa mère adoptive avec un recul et un sens de l'autodérision jubilatoire. L'humour est décapant, l'esprit est caustique et le portrait devient un vrai jeu de massacre. On se surprend à rire, jaune certes, face à ce personnage quasi monstrueux. Pour fuir ce quotidien, dénué d'amour et de tendresse, Jeanette se réfugie dans les livres qu'elle cache sous son matelas et ceux qu'elle dévore à la bibliothèque municipale. Les mots la réinventent, lui dessinent d'autres horizons. L'idée germe en cette petite fille combative de se construire un nouveau départ, de ne pas rester enfermée dans cette vie sans bonheur. Elle se construit en opposition au cadre de sa mère, sa ferveur religieuse et sa haine des livres. Elle se libère de ce carcan d'enfer par le paradis des mots, leur liberté, leurs lignes de fuites infinies. Ils lui donneront la force de partir.
Cette première partie offre aussi la photographie d'une réalité sociale : celle des années 1970, en Angleterre, avant et pendant l'exercice de la "Dame de Fer", Margaret Thatcher, ainsi que les changements économiques et les bouleversements des mentalités , entre autres vis à vis des femmes et de la libération des mœurs. Dans un intermède, où Jeanette nous explique que « le travail créatif enjambe le temps », un saut de vingt-cinq ans nous mène à la deuxième partie.
Toujours à la recherche du bonheur, Jeanette doit aussi repartir sur les traces de sa naissance, savoir d'où elle vient, si elle a été désirée, si sa mère pense à elle et comprendre pourquoi elle l'a abandonnée. Cette partie est plus grave, moins fantaisiste et féroce. On voit Jeanette se débattre dans ses relations amoureuses chaotiques et on lit comme un roman à suspens son parcours d'enfant adopté pour retrouver sa mère biologique. Ces pages sont vraiment émouvantes car il n'y a pas de langue de bois, pas de scène idéalisée de retrouvailles, juste des ambivalences très bien écrites.
Pour conclure, cette autobiographie est avant tout l'histoire d'un combat, d'une survie, d'un itinéraire intellectuel, spirituel, affectif et amoureux dans lequel Jeanette évolue malgré les souffrances et les humiliations que lui a infligées sa mère adoptive. Elle dresse un constat de son passé et l'éclaire de réflexions nourries de littérature, de psychologie, de philosophie. C'est une véritable émancipation que nous livre l'autrice. La littérature ainsi que la sexualité occupent une grande place dans ce roman, comme une sorte de porte ouverte sur la vie. J'ai envie de dire que cette autobiographie est la version non fictive et finalement assumée de son premier roman, véritable phénomène littéraire en Angleterre, « Les oranges ne sont pas les seuls fruits » (1985).
Pour prolonger cette lecture, on pourra bien sûr lire Les oranges ne sont pas les seuls fruits mais aussi un roman qui a eu une grande importance pour Jeanette Winterson : Orlando, de Virginia Woolf.
JM.