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Leticia Nascimento, chercheuse brésilienne et femme trans, explore la question de la place des femmes trans au sein des mouvements féministes. En s'appuyant sur sa propre expérience, elle met en évidence la spécificité de leur position, à la fois commune et distincte de celle des femmes cis. Les femmes trans, tout en subissant les oppressions liées au genre, vivent des expériences singulières qui les amènent à développer des perspectives féministes originales.
L’essai s’ouvre sur une relecture de la célèbre question de Sojourner Truth - ancienne esclave pionnière du féminisme intersectionnel- qui, à la Convention des droits des femmes de 1851 dans l’Ohio réplique "Ne suis-je pas une femme ? » à un homme qui conteste son égalité. Leticia Nascimento, en tant que femme Trans, pose une nouvelle interrogation : "Et moi, ne puis-je pas être une femme ?" Cette réflexion s'inscrit dans une perspective transféministe qui revendique pleinement sa légitimité au sein du mouvement féministe, conformément à l'idée que l'on ne naît pas femme, mais qu'on le devient (Simone de Beauvoir)
En s'appuyant sur des approches décoloniales et intersectionnelles, Leticia Nascimento élargit le sujet du féminisme en intégrant les corps et les identités de genre qui échappent à la stricte binarité homme/femme. En tant qu'universitaire, elle se définit comme une femme noire, grosse et travesti (sic), et met en lumière les interconnexions entre les différents systèmes d'oppression. Son travail encourage à la fois une prise de conscience des privilèges cisgenres et l'empowerment (1) des personnes transgenres.

Le transféminisme comme perspective inclusive et intersectionnelle
Historiquement, les mouvements féministes ont parfois exclu les personnes transgenres, un phénomène souvent désigné sous le terme de « féminisme radical trans-exclusionnaire » (TERF). Ce courant du féminisme, se référant à la biologie, affirme que les femmes trans ne devraient pas être incluses dans les luttes féministes, au motif qu'elles n'ont pas vécu les mêmes expériences d'oppression que les femmes cisgenres. C'est dans ce contexte que l’autrice, à travers une perspective transféministe, cherche à articuler un discours critique qui réunit les luttes féministes et trans, tout en dénonçant la marginalisation des personnes trans au sein du féminisme, alors que les luttes féministes se sont restreintes longtemps aux seules femmes blanches, cis, de classe moyenne. L'un des aspects les plus puissants de l'ouvrage est sa défense d'un féminisme intersectionnel, capable de comprendre les oppressions à travers plusieurs prismes (genre, race, classe, orientation sexuelle…). Leticia Nascimento insiste sur la nécessité de faire converger les luttes féministes et celles des personnes trans pour combattre l'ensemble des systèmes d'oppression et de domination (comme le racisme, le classisme et la violence structurelle).

Critique de l'essentialisme et du biologisme
Un point central de l’argumentation de Leticia Nascimento réside dans sa critique de l’essentialisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les genres sont définis par la biologie. Elle s'oppose à la conception selon laquelle les femmes partagent une essence ou une expérience unique basée sur leur sexe biologique. Pour elle, cet argument, souvent utilisé par les courants féministes trans-exclusifs, est réducteur et empêche de comprendre la diversité des expériences de genre. Elle critique également le féminisme « biologiste » qui considère le genre comme une donnée fixe et immuable. À l'inverse, Nascimento défend une approche constructiviste du genre, c'est-à-dire que les identités de genre sont perçues comme des constructions sociales, des performances qui varient en fonction des contextes historiques et culturels. Elle rejoint en cela les réflexions de théoriciennes comme Monique Wittig ou encore Donna Haraway, qui ont défendu l'idée d'un genre décentré des contraintes biologiques.
Identités de genre et constructions sociales
Leticia Nascimento se penche sur la manière dont les identités de genre sont construites par les normes sociales. Elle analyse comment les catégories « femme » et « homme » ont historiquement servi à reproduire un ordre social patriarcal, en excluant ou en marginalisant les personnes qui ne se conforment pas à ces normes. Elle montre également comment ces constructions sont souvent liées à des logiques coloniales, raciales et capitalistes, qui hiérarchisent les corps et les identités selon des critères de conformité aux normes établies par l'élite dominante. Ce point de vue rejoint les travaux d'auteurs comme Paul B. Preciado.

Le transféminisme et les luttes décoloniales
Un aspect important de l’ouvrage de Nascimento est son insistance sur le lien entre transféminisme et décolonialisme. Elle montre que les normes de genre, telles qu'elles existent aujourd'hui, sont profondément ancrées dans un héritage colonial qui a imposé des catégories occidentales de genre aux sociétés non occidentales. Les sociétés précoloniales reconnaissaient souvent des identités de genre plus fluides, qui ont été effacées par l'imposition des normes coloniales. Elle évoque Xica Manicongo, une femme africaine, originaire du Congo, réduite en esclavage au Brésil au XVIe siècle et vendue à un cordonnier à Salvador de Bahia. Bien qu'il n'existe pas de documents officiels attestant de son identité de genre, Xica, assignée garçon à la naissance, a été historiquement présentée comme adoptant des comportements et des apparences associées aux femmes de son époque. Son histoire est souvent associée à une forme de résistance à l'oppression, en tant qu'esclave et pour avoir transgressé les normes de genre de son époque.

Quelques bémols à cette lecture…
L’autrice gagnerait à approfondir certaines dimensions. Tout d'abord, si elle met en évidence la pluralité des expériences transféministes, elle pourrait davantage explorer les implications de cette diversité pour le mouvement féministe dans son ensemble.
Par ailleurs, la relation entre genre et sexe est parfois présentée de manière quelque peu confuse. Si l'auteure s'inscrit dans une perspective constructiviste du genre, il nous semble plus intéressant de se référer aux travaux de Priscille Touraille (socio anthropologie, spécialiste du genre)  pour comprendre cette relation et enfin s’engager à penser une culture où il n’existerait pas d’obligation d’appartenir à son sexe assigné à la naissance. 

S*..

(1) : « L’empowerment, qui peut être un processus social, culturel, psychologique ou politique, permet aux individus et aux groupes sociaux d’exprimer leurs besoins et leurs préoccupations, d’élaborer des stratégies de participation à la prise de décisions et d’intervenir sur les plans politiques, social et culturel pour combler leurs besoins » (https://www.phac-aspc.gc.ca/php-psp/ccph-cesp/pdfs/cc-manual-fra090407.pdf)

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