Monique Wittig : nul n’est prophète en son pays...
Pendant l’été, France Culture propose une émission « Avoir raison avec », présentant des figures de la pensée moderne qui nous aident à comprendre notre société aujourd’hui, de manière « trans » : transversale, transdisciplinaire...
L’émission de cette semaine est consacrée à une figure incontournable pour qui veut trans-cender les chemins tout tracés de la pensée : Monique Wittig, romancière, philosophe-essayiste, militante, qui a révolutionné la pensée du genre dans nos sociétés occidentales. Mieux que cela, elle a fait d’un impensé – l’hétéronormativité – le point de départ de la réflexion sur le genre et de la déconstruction de la structure même de nos sociétés : la binarité, quelle soit homme/femme, nature/culture, inné/acquis...
Je ne me marierai jamais, je ne deviendrai donc pas une femme, selon la norme
A 12 ans déjà, Monique Wittig se positionne et tiendra cette position toute sa vie. Ce qui me frappe : la prise de conscience précoce, la cohérence de toute son existence avec sa pensée ; et en même temps, elle échappera à toute assignation : romancière, traductrice, théoricienne, intellectuelle mais aussi femme d’action, militante, difficile de dessiner ses contours…
Entrée dans la langue par ses études de lettres et la traduction, elle réfléchit donc « depuis l’intérieur », avec sa pratique de l’écriture, à l’immensité de l’impensé véhiculé par la langue française, pas seulement par le vocabulaire mais par la syntaxe, la structure même de la langue.
Le langage est genré, l’usage non conscient de la langue n’est pas anodin, il prolonge l’exclusion des femmes de l’universel, toujours masculin dans la langue française.
Contester et dérober l’usage masculin de la langue par des pratiques qui rendent la langue à son universalisme, est l’objectif de Monique Wittig dans son écriture, qui est un acte militant ; par exemple dans Opoponax, elle utilise le pronom « on » pour donner voix à ses personnages féminin et leur permettre d’accéder à l’universel par le neutre.
Elle développe et met en pratique dès ce premier roman sa théorie du cheval de Troie : c’est de l’intérieur qu’il est possible de renverser l’ordre existant, comme Ulysse à triomphé de Troie en s’introduisant dans la cité.
Pour Monique Wittig, la littérature est un combat ; l’objectif de son travail littéraire : restituer l’universalisme confisqué par le genre masculin dans la langue française à toustes celleux qui sont minorisé.es par la pensée hétérosexuelle dominante.
Ainsi, en retournant la langue, par sa manière d’user de ses règles, Monique Wittig produira un puissant effet de décentrage sur le lecteur. L’écriture, chez elle, est une pensée en actes et en action.
Cette théorie du cheval de Troie, d’abord littéraire, devient politique dans sa militance. Elle crée la polémique avec sa fameuse formule : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », qui la fâchera avec une partie du mouvement féministe de l’époque : pour Monique Wittig, la catégorie femme n’est pas universelle, elle est hétéro-normative et détermine une catégorie dominée, exclue de l’universalisme.
L’effacement de Wittig dans le champ intellectuel français
Militante féministe dans les années 70, elle appartient au courant des féministes matérialistes et est mise à l’écart par le mouvement féministe qui est, à l’époque en France, majoritairement essentialiste. Ainsi, son ouvrage, Le corps lesbien, est reçu de manière réductrice : le monde littéraire l’assigne à un rôle de lesbienne, amazone.
Sans entrer dans le détail et ouvrir aux polémiques autour de l’interprétation de ces termes, on peut dire, qu’au sens historique, “féminisme matérialiste” renvoie à un courant du féminisme qui est né en France dans les années 1970, qui s’est fondé sur des analyses marxistes (“marxiste” = “matérialiste” dans ce sens) pour les rediriger vers l’observation non plus seulement du capitalisme, mais du patriarcat. Ainsi, pour comprendre les structures de domination, l’analyse par classe est transposée : la domination de la classe bourgeoise sur la classe ouvrière devient celle de la classe des hommes sur celle des femmes, cette domination étant analysée comme une exploitation matérielle : l’appropriation de la force de travail des femmes (travail domestique, reproduction…).
Monique Wittig a été une figure centrale de ce courant féministe, avec par exemple Christine Delphy, une des fondatrices du MLF (Mouvement de Libération des Femmes).
Le féminisme essentialiste consiste, lui, à considérer les différences biologiques comme centrales pour penser le féminisme, et qu'elles sont plus importantes que le genre. Il existerait donc des spécificités féminines et des spécificités masculines, et l'essentialisme prône ainsi le droit à la différence (reconnaissance d’une écriture féminine spécifique par exemple). Ce courant prétend à une utilisation harmonieuse des différences dans une complémentarité égalitaire. Parmi ses représentantes les plus connues : Antoinette Fouque, Lucie Irigaray.
La pensée de Monique Wittig, précurseure, sur le patriarcat, sur le lesbianisme et d’une façon plus générale sur l’hétéronormativité sera mieux reçue et comprise aux USA où elle s’installe et enseigne dans les années 80. C’est là qu’elle publiera La pensée straight qui n’arrivera en France que dans les années 90, traduite et diffusée par Sam Bourcier. Ce que l’on s’imagine être une théorie américaine du genre est en réalité la pensée, révolutionnaire dans les années 70, d’une intellectuelle française. Avec la 4ème vague du féminisme (mouvement me too) elle devient audible et est redécouverte dans son pays d’origine.
Wittig a été une pionnière en « dés- essentialisant » les catégories de genre, en montrant qu’elles constituent une production normative de la société patriarcale hétérosexuelle, et c’est ce qui la rend contemporaine aujourd’hui en 2023. Tous ceux qui prétendent que les interrogations sur le genre sont un « effet de mode » ne font – en tentant de minimiser la profondeur de ce questionnement - que démontrer leur méconnaissance de cette grande intellectuelle, qui fut aussi une personne d’action.
A lire de Monique Wittig
Si La pensée straight constitue la pierre d’angle de son œuvre théorique, on peut aussi prendre contact avec son univers par son premier roman, L’opoponax, qui forme une entrée poétique dans la pensée de Monique Wittig.
Tout est déjà là dans ce roman disruptif : sa singularité, sa puissance créatrice, son courage de bousculer les fondements mêmes de nos sociétés par une remise en question des normes de l’écriture.
1er roman de l’auteure, il a fait une irruption remarquée dans le monde littéraire de l’époque, récompensé par le prix Médicis.
Son titre, intrigant, porte le nom d’une plante d’Asie – à la forme complexe et profuse -qu’une des héroïnes tente de dessiner sans y parvenir. Il représente ainsi une invention lexicale de la part de Wittig : Opoponax devient le nom de quelque chose d’indéterminé, qui n’a jamais la même forme et ne se laisse pas représenter, tout comme le phénomène queer.
Ce roman offre une description du monde par des enfants, donc des personnes qui ne sont pas en position dominante et qui représentent une sorte de regard « sans préjugé », « innocent » dans le sens où il ne détient pas de connaissance « reconnue ». Cette description traduit une posture singulière - phénoménologique - qui tente de restituer le monde tel qu’il se donne à la conscience de ces enfants, on dirait de la manière la plus neutre possible...
L’usage de la langue illustre la théorie du cheval de Troie, particulièrement par l’utilisation du pronom « on », décalé par rapport à la culture scolaire qui enseigne une langue genrée méprisant l’usage de ce pronom, le seul en français qui ne marque pas le genre.
Monique Wittig montre dans cet ouvrage le courage d’employer sa langue en dehors des normes enseignées, faisant ainsi œuvre de création d’un langage singulier.
Aujourd’hui, encore, Monique Wittig est une belle rencontre à souhaiter, sur le chemin de la compréhension de soi-même, à toustes celleux qui se cherchent dans la confusion de leur ressenti, et la difficulté à l’exprimer. Son œuvre – d’écriture, de pensée, son existence même – donne forme à l’informulé, informulable dans la langue dominante, et ouvre la possibilité de se dire dans un langage propre et singulier et ainsi d’apparaître dans la cité.
Clau.
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