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Que pensent les jeunes du sida ? Et est-ce qu’ils se sentent encore mobilisés ou préoccupés face à une infection qui, à la fin 2022, touche environ 39 millions de personnes et en a encore tué 630 000 à l’échelle de la planète ? Ces questions apparaissent aujourd’hui presque un peu décalées. Comme si la question du sida avait presque entièrement disparu de la sphère publique face à ce raz de marée médiatique qu’a été la Covid-19. 

Et pourtant, Anthony Passeron fait le choix en 2022 de se replonger plus de quarante ans en arrière et de consacrer son premier roman à l'arrivée du sida dans nos vies et notre société. Il nous raconte l'apparition du sida en France dans les années 80, tout en brisant le tabou familial concernant le décès de son oncle. Toute la force et la richesse de ce livre est d'entremêler l’histoire générale de l'épidémie à l’histoire intime de la famille de l'auteur.  Les chapitres, courts, alternent du début à la fin,  le " monde du quotidien " et celui de la recherche, en faisant un parallèle absolument remarquable entre la description d'une famille prise dans la tourmente et les avancées importantes mais lentes des chercheurs. Les deux récits se font brillamment écho.

L'histoire intime, c'est celle de Désiré, l'oncle de l'auteur, héroïnomane mort du sida en 1987, contaminé après un partage de seringue. Une tragédie dont la famille s'est difficilement relevée. Le récit est une enquête familiale qui tente de rembobiner le fil d'une vie brisée, presque effacée par le silence plombant d'un clan soucieux de préserver respectabilité et notabilité dans une petite ville de l'arrière-pays niçois. La vérité a été confisquée, entre déni et ignorance, Désiré étant officiellement décédé d'une embolie pulmonaire. Même si la honte a tout submergé, l'auteur ne juge jamais sa famille et il enveloppe en permanence son récit d'empathie et d'humanité. Tout en brisant un tabou familial, Anthony Passeron montre l'impact de ce fléau à hauteur d'homme, celle de son oncle et de sa propre famille.

Pour inscrire l'histoire de Désiré dans le chaos du monde que vont être les années 1980, l’auteur récapitule l'histoire de la lutte contre le sida. Les chapitres qui y sont consacrés sont absolument passionnants, clairs, instructifs, relatant comme une course contre la montre la découverte du virus par les professeurs Montagnier, Barré-Sinoussi, Brun-Vézinet et Rozenbaum (entre autres), la bataille des brevets pour les traitements AZT, puis bithérapie, puis trithérapie entre laboratoires français et américains, relatant parfaitement les espoirs déçus et les petites victoires. On y retrouve la rigueur du professeur d'histoire, qui garde le souci de rendre le contenu accessible à tous. Mais le romancier le raconte à la manière d'un thriller qui commence le vendredi 5 juin 1981 ; des premières victimes du virus constatées par des médecins français au prix Nobel de médecine qui ne récompensera que deux d'entre eux en 2008, en passant par les premiers essais de dépistage, le scandale du sang contaminé, les fausses pistes thérapeutiques et la guerre des brevets, Anthony Passeron ne manque pas de passionner le lecteur en narrant cette traque visant à trouver et à éradiquer ce virus impitoyable qui s'attaque à notre système immunitaire.

Ces chapitres qui alternent ont leur propre chronologie et leur propre rythme : les trop lentes découvertes scientifiques et les rapides dégradations de la santé de Désiré. Mais ils ont aussi en commun de décrire une époque où la méconnaissance du virus était inévitablement synonyme d'exclusion, d'isolement et de stigmatisation ; le sida, maladie tabou, emprisonnée dans une vision morale, associée à la notion de péché pour avoir eu des relations homosexuelles, s'être drogué par intraveineuse ou avoir une sexualité trop libre. Il y a des malades plus « coupables » que d'autres, et ceux du sida, même dans les hôpitaux où ils étaient soignés en fin de vie suscitaient le dégoût et peu de compassion, mis à l'écart.

Pourquoi le titre Les Enfants endormis ? Voici un extrait qui éclaire ce choix :
« Sans doute que ça a commencé comme ça. Dans une commune qui décline lentement, au début des années 1980. Des gosses qu'on retrouve évanouis en pleine journée dans la rue. On a d'abord cru à des gueules de bois, des comas éthyliques ou des excès de joints. Rien de plus grave que chez leurs aînés. Et puis on s'est rendu compte que cela n'avait rien à voir avec l'herbe ou l'alcool. Ces enfants endormis avaient les yeux révulsés, une manche relevée, une seringue plantée au creux du bras. Ils étaient particulièrement difficiles à réveiller. Les claques et les seaux d'eau froide ne suffisaient plus. On se mettait à plusieurs pour les porter jusque chez leurs parents qui comptaient sur la discrétion de chacun. »

Je terminerai en laissant la parole à l'auteur qui déclarait dans un entretien :
« Ce livre est l'ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J'ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d'autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ? Ces questions m'ont longtemps empêché de me mettre au travail. Jusqu'à ce que je prenne conscience qu'écrire, c'était la seule solution pour que l'histoire de mon oncle, l'histoire de ma famille, ne disparaissent avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s'était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. Et les aider à se défaire de la peine, à sortir de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés. »

En complément de la lecture de ce roman, je citerai deux films qu'Anthony Passeron évoque, des films qui l'ont motivé :
    • Philadelphia, de Jonathan Demme (1993)
    • 120 Battements par minute, de Robin Campillo (2017)
Je rappellerai également la série It's a sin , et l'article qui lui a été consacré récemment sur ce blog.

JM.

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