"Les carnets de Siegfried", ou la vie d'un poète pacifiste et homosexuel
Les Carnets de Siegfried, dernier film du réalisateur britannique Terence Davies (décédé le 7 octobre 2023) est sorti en France le 6 mars 2024. Il s'agit d'une sorte de biopic consacré au poète et écrivain britannique Siegfried Sassoon (1886-1967), surtout connu pour ses écrits pacifistes durant la Première Guerre Mondiale.
Siegfried Sassoon participe, comme sous-lieutenant d'infanterie, à la bataille de la Somme et y fait preuve d'une grande bravoure. Blessé, médaillé, il publie dans la presse en 1917 une lettre qui dénonce les horreurs de la guerre et l'inutilité de sa poursuite, frisant ainsi la cour martiale et la peine capitale. Au lieu de ça, jugé "neurasthénique" (car, étant de très bonne famille, il bénéficie, sans en avoir pleinement conscience, d'appuis hauts placés), il est envoyé dans un hôpital militaire à Edimbourg pour y soigner son stress post-traumatique. Là, il sympathise avec un autre authentique poète : Wilfred Owen (dont la renommée, finalement, dépassera la sienne) qui, bientôt réexpédié en France, y est tué lors d'une offensive franco-britannique, juste une semaine avant l'Armistice, à l'âge de 25 ans.
Après la guerre, dans les années 20, Sassoon fait partie des "Bright Young Things", un groupe d'artistes et personnalités de la haute société londonienne. Tout en continuant de publier avec succès poésies pacifistes et ouvrages en prose de nature autobiographique, il noue, dans ce groupe d'artistes mondains et privilégiés, une succession de liaisons masculines (à une époque où l'homosexualité reste illégale), presque toujours malheureuses et décevantes. Las d'en souffrir et se résignant à rentrer dans le rang, il épouse une jeune femme liée aux "Bright Young Things" et parfaitement au courant de ses goûts et aventures passées. De leur union, naît un fils qui fait sa joie.
Le temps passe. Travaillé, semble-t-il, par un souci de rédemption, Sassoon se convertit tardivement au catholicisme et sombre plus ou moins dans l'irascibilité et la misanthropie, plus hanté que jamais par la mort à la guerre de son jeune frère Hamo, par celle de son ami Wilfred Owen, celles de nombreux camarades de régiment, ainsi que par l'image inoubliable et torturante de ces dix millions de jeunes hommes sacrifiés, dans des conditions souvent atroces, sur les autels de la Grande Guerre de 14-18.
A mon sens, Les Carnets de Siegfried, plus qu'un biopic, est un conte poétique sur la vie d’un homme détruite par les autres : nous suivons le chemin d’un homme charmant, souriant et bien né, que nous quitterons vieux et irascible, dont la place mondaine aura été la source de son malheur.
Tout au long du film, le motif de la malédiction de la société dans laquelle Siegfried vit se dessine. Tout d’abord quand la position de sa famille le protège, quand lui voudrait crier à la terre entière l’injustice d’une guerre qu’on lui inflige. A la place de la cour martiale, il est envoyé en maison de repos.
Là bas il trouvera l’amour, que la société de l’époque lui interdisait.
Puis nous suivrons notre héros dans ses démêlées amoureuses, gâchées par la mondanité de ses amants, indifférents, vains et narcissiques.
Avant de sonner le glas de la résignation : un mariage de raison avec une femme, qui le rendra malheureux, mais le conformera à la société de l’époque.
Si l’une des composantes du film est l’homosexualité du personnage principal, et plus généralement, la représentation des relations entre hommes à la fin de l’époque edwardienne, le parti pris du réalisateur en donne une vision plutôt limitée et loin du documentaire : aucun accent sensationnaliste n’est posé sur le jeu dangereux que représentait le fait d’avoir des rapports illégaux, sur le poids de cet interdit, ou de ce qu’aimer en secret, parfois dans la peur, devait causer d'angoisse et de désir décuplé. Davies nous donne plutôt à voir quelque chose d’à la fois pudique et moderne, à savoir une société gentiment décadente où les amants s’échangent à la chaîne jusqu’au jour du mariage. On cite bien Oscar Wilde et “cet amour qui n’ose pas dire son nom” , mais à part ça, les émotions intimes restent poliment dissimulées. La seule relation qui semble profonde et authentique – peut-être parce jamais concrétisée - est celle avec le poète Wilfred Owen.
Si je parlais de conte poétique plutôt que de biopic, cela est essentiellement dû au style du réalisateur, la « Davies touch », qui consiste à déréaliser le réalisme en privilégiant les tableaux vivants plutôt que les scènes informatives, les ombres plutôt que la lumière, et surtout dans le choix de prendre son temps à longueur de plans-séquences pour y privilégier des détails (une mèche de cheveu, la branche d’un cerisier en fleurs) dont l’ordinaire devient extraordinaire. Parmi ces plans-séquences, il y a bien sûr le tout dernier qui conclut le film d'une manière incroyablement émouvante : assis sur un banc, encore jeune, Sassoon observe un mutilé de la guerre de 14, pendant que sa voix, en off, lit un poème écrit par Wilfred Owens, « Disabled » (« L’Invalide »), découvert autrefois auprès de lui. Un plan d’une durée impressionnante fixe alors l'acteur dont le visage se déforme progressivement. Hanté par mille expressions de souffrance, il prend sur lui toute la défiguration des gueules cassées projetée dans une série de rictus effrayants, qui durent et se transforment sans s’arrêter.
Enfin, parmi les nombreux éléments que j'ai appréciés, il y a la présence importante de la poésie de Siegfried Sassoon. Alors que parfois certains biopics finissent par oublier l'art de leurs personnages, ici, le film est ponctué d'extraits de poèmes, en voix off, pendant ces longs plans-séquences que je viens d'évoquer.
Je conclurai par deux expressions qu'emploie le personnage de Siegfried : pour évoquer son homosexualité, il parle de « corruption intime » et lorsqu'il fait part de son désir de mariage, il emploie l'expression « capitulation ultime ».
JM