Nous l’avons fait : récit d’une libération féministe d'Annie Chemla
Il est des rencontres dont on sait qu’elles vous marqueront longtemps si ce n’est toujours… Ce livre est une de ces rencontres.
« Nous l’avons fait », est le témoignage précieux et intime d’ Annie Chemla, sur ses années passées au MLAC - Le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception - avant et après le vote historique de la Loi Veil. Si l'histoire a retenu les noms de Gisèle Halimi et Simone Veil, tout comme le Manifeste des 343, elle a négligé la mémoire du MLAC, qui a été exceptionnel en termes d'intensité et d'inventivité militantes. Des milliers de personnes, médecins et non médecins, ont participé à une pratique illégale mais non clandestine de l’IVG dans le but de sa légalisation et de sa démédicalisation, afin de redonner aux femmes le pouvoir sur leur corps et leur santé. Plus de 300 groupes MLAC existaient avant la loi, et ont ainsi contribué à aider des milliers de femmes.
La première réalité dont il faut faire le constat, c’est que les femmes avortent, toujours et partout. Simplement, quand elles ont le droit de le faire et que ça se passe proprement, dans des hôpitaux ou autrement, elles n’en meurent pas. Et ailleurs, quand c’est interdit, elles avortent quand même et elles en meurent. Annie Chemla
Avant la loi Veil, on estime que 500 femmes mouraient tous les ans en France des suites d’un avortement pratiqué à l’aide d’objets divers : aiguille à tricoter, baleine de parapluie ou de corset, épingle à cheveux… Lorsque l’avortement était incomplet, les femmes qui osaient aller à l’hôpital étaient accueillies de façon inhumaine et devaient subir un curetage « à vif », sans anesthésie.
À la fois journal de bord militant et récit d’entretiens croisés, "Nous l'avons fait » nous invite à passer un moment de sororité exceptionnel où nous pouvons ressentir l'énergie puissante et joyeuse du "faire soi-même et ensemble". Annie Chemla ne raconte pas seulement une histoire : elle nous parle d’ amitiés, de gestes, d’outils, de pratiques et de lieux. Et ceci même après la loi Veil de 75. En effet, celle-ci n’a pas tout réglé : elle excluait les mineures de moins de 21 ans et les immigrées. Les pratiques ont alors repris surtout après le procès d’Aix en 77 où six militantes du MLAC ont dû répondre de leurs actes devant la justice, après que le père d'une jeune femme mineure ait porté plainte. Annie Chemla évoque aussi les groupes de self-help qui permettaient aux femmes d'apprendre à prendre soin de leur santé gynécologique. Sont alors organisées des réunions où l’on pratique l’examen et exploration du corps en groupe, parfois guidé.es par un médecin. Apprendre à se connaître dans une joie « troublante et bouleversante ».
Mais peut-être ce qui touche le plus, ce sont les récits des pratiques abortives. C’est la sororité et l’humanité de ce temps partagé entre femmes, le soin mis dans les mots et les caresses qui bouleversent .
La lecture de ce récit renforce également la conviction que rien n'est jamais gagné. La loi promulguée le 8 mars 2024 et publiée au Journal officiel du 9 mars 2024, inscrit dans la Constitution de 1958 la liberté garantie des femmes de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Le droit garanti, effectif et égal des femmes à l'IVG pour lequel le MLAC a lutté est-il atteint par la constitutionnalisation?
Il n’y a jamais de droits acquis pour les femmes, il n’y a que des droits conquis. Si l’on croit que c’est acquis, on risque de tout perdre.
Annie Chemla
Il n’y a jamais de droits acquis pour les femmes, il n’y a que des droits conquis. Si l’on croit que c’est acquis, on risque de tout perdre. Annie Chemla
Si on ne peut que se réjouir de la reconnaissance « durable » de ce droit par la République, il ne faut pas perdre de vue que cette inscription dans la constitution n’est peut-être qu’un miroir aux alouettes et on peut redouter qu’elle soit faite à l’encre sympathique. Rappelons la révocation aux États-Unis de l’amendement Roe v. Wade, 410 U.S. 113, arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis en 1973 sur la question de la constitutionnalité des lois qui criminalisent ou restreignent l'accès à l'avortement. Rappelons que l’avortement est menacé en France, par les partis populistes, par les opposants à l’avortement, par la clause de conscience qui permet à un praticien de refuser de pratiquer une IVG, mais aussi par la fermeture de nombreux centres d’IVG. Selon le mouvement français du planning familial, 130 centres d'IVG ont fermé en 15 ans. Dans les régions rurales, environ 20% des femmes doivent changer de département pour avoir la possibilité d'avorter.
En réalité, la constitutionnalisation de l'avortement ne protège donc ce droit que très peu. En effet, l'article 34 de la Constitution en disant que "La loi détermine les conditions dans lesquelles la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse". Ce renvoi à la loi pour fixer les conditions d'accès à l'avortement laisse la porte ouverte à des limitations futures. La plupart des femmes seraient à nouveau exclues de ce droit de disposer d'elles-mêmes si un parlement conservateur décidait que l'IVG n'est autorisé qu'en cas de risque avéré pour la survie de la mère. Cela peut se produire sans que la Constitution ne soit modifiée.
Nous ne pouvons que vous conseiller cette lecture, autant nécessaire que réjouissante.
Repères :
Le MLAC : Le MLAC est issu du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) et s'inscrit dans un contexte social et politique marqué par la contestation et la revendication de droits individuels. La clandestinité des avortements, pratiqués dans des conditions souvent insalubres, et les risques encourus par les femmes ont motivé sa création. Mouvement massif ancré sur tout le territoire français, il se caractérise par une double mixité : femmes/hommes et médecins/profanes. La pratique illégale des avortements, que l’on peut assimilée à une désobéissance civile, a provoqué la réaction des politiques en faveur d’une légalisation (Loi Veil de 1975)
Manifeste des 343 : Des femmes célèbres et anonymes qui avaient eu recours à l'avortement signent une tribune dans la presse pour affirmer qu'elles avaient dû faire ce choix dans le passé. Les artistes Marguerite Duras, Agnès Varda, Françoise Sagan, Jeanne Moreau, Gisèle Halimi et Catherine Deneuve font partie des signataires. Le manifeste des 343 a été publié dans le Nouvel Observateur le 5 avril 1971. Deux ans plus tard, 331 médecins ont eu le courage de déclarer publiquement avoir aidé des femmes à avorter. Ce faisant, ils prétendaient avoir pris la décision de pratiquer dans l'illégalité, mais surtout dans l'absurdité de la loi. Le manifeste des 331 médecins a été publié dans le Nouvel Observateur le 3 février 1973.
S..
Pour aller plus loin :
• Le film Annie Colère de Blandine Lenoir.
• La réponse de Gisèle Halimi à une opposante à l’IVG : https://youtu.be/ewNByyAUboc?si=Q6ApHJcPIOFDRw4g
• Une des chansons du MLAC : https://youtu.be/YLWrEpaYq9Y?si=nznBeB-rReGCt2ux
• Le rapport du Haut conseil à l’égalité sur l’IVG : https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_ivg_volet2_v10-2.pdf
Rapport du Haut conseil à l’égalité sur l’IVG