Entretien avec l'écrivain Patrick Autréaux
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Je tiens à remercier chaleureusement Patrick Autréaux, auteur de L'Époux, roman dont vous pouvez retrouver le compte rendu de lecture sur notre blog, pour sa générosité et la grâce avec laquelle il a partagé ses réflexions. Sa disponibilité à répondre à mes questions a rendu ce dialogue précieux.
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Entretien sur L’Époux de Patrick Autréaux
avec Stéphanie Lemaire
27 avril 2025
Votre livre L’Époux commence par un mariage, mais ce n’est pas un mariage comme les autres. C’est un acte à la fois politique et poétique. Comment écrire l’amour sans tomber dans le sentimentalisme, mais sans non plus le dévitaliser ?
Cette question se pose toujours, je crois, quand on écrit à partir de son expérience. Par goût et par nécessité, je me suis tourné vers l’écriture de la « vie intérieure » ou disons de l’intime, plus que vers l’autobiographique. Le récit de ma vie ne m’intéresse pas, sinon à déceler dans ce « réel » les racines d’un imaginaire. J’écris en rêveur et en clinicien, à la suite des Rousseau, Proust, Woolf ou Bataille, et des auteurs mystiques, comme Thérèse d’Avila. J’ai beaucoup travaillé sur la blessure (le trauma pour simplifier). Dans la vallée des larmes, mon premier livre, était le roman d’une convalescence (après un cancer) et d’un couple perdu. Mais il faut longtemps pour comprendre et écrire ce qu’on vit vraiment, surtout en amour ; or, le comprendre nettoie du sentimentalisme. Après une dizaine de récits publiés, j’ai eu besoin de revenir sur ce qu’a été et est cet amour qui dure. Et cela à un moment où l’on sent le monde redevenir hostile envers une certaine manière de vivre – que j’ai pu mener bon an mal an sans entrave. Je sais aussi par expérience, tant professionnelle que personnelle, que les cris dépouillés portent plus loin. Ça, c’est la leçon de Racine, qui s’impose dans les grandes douleurs. Même si je ne dénigre pas le cri turbulent ou l’indignation, ni l’attaque ou l’invective, que je pense complémentaires. Par parenthèse, le surgissement de La Manif pour tous m’a beaucoup marqué (ces gens sont encore prêts à sortir les crocs – en tant qu’individu et auteur j’en ai fait les frais). Une allusion y est faite à la fin du livre, par la bouche d’une petite fille – la nièce – qui insulte malgré elle le couple. Un constat parfois douloureux sous-tend la mesure de l’écriture de ce livre. Pour éviter rancœurs et projections, je lime tout bénéfice personnel. Aucun reproche à faire, tendre le plus que je peux vers le regard lucide, sans neutraliser l’affect qui ressort des situations. C’est ce à quoi je m’efforce depuis mon premier livre. C’est un travail sur le moi (et le sentimentalisme est une complaisance narcissique), c’est le traverser pour toucher dans le soi quelque chose de commun à l’autre, au-delà si possible des classes, cultures et genres. Constat est d’ailleurs le titre du projet en plusieurs volumes dans lequel s’inscrit L’Époux, après La Sainte de la famille (Verdier).
Le titre L’Époux joue sur plusieurs registres : l’homme que vous aimez, Dieu, la judéité… Est-ce un mot-piège ou un mot-pont ?
Oh, je ne piège personne. J’aime les mots, paroles et livres qui rendent libres ! J’aime aussi les allusions, et qu’on puisse reconnaître des couches de sens sans les imposer. Comme vous le soulignez, le mot évoque l’époux mystique. Mais c’est aussi le narrateur et son compagnon. Et de fait il est chargé d’une certaine solennité et d’une pointe d’ironie (d’où la citation incidente de Rimbaud). J’aime votre idée de mot-pont, mais un pont versatile !
Vous écrivez : « Comment ne plus croire sans perdre l’infini ? ». Comment habitez-vous cette tension entre la soif de l’infini et le rejet des idoles, entre Nietzsche et le silence de Dieu ?
Votre question pose une problématique essentielle du récit. Ce parcours tend vers une des visions finales : dans le désert du Néguev, le narrateur contemple un des berceaux hypothétiques du dieu biblique. Je voulais finir en montrant que le cheminement spirituel amène à devenir une vasque vide d’idoles, vide d’attente (autant qu’il est possible, car les idoles changent de forme et repoussent toujours.) C’est ce vers quoi tendent nombre de mystiques accusés d’être « athées » ; Simone Weil parle très bien de l’athéisme purificateur, qui débarrasse des représentations et permet d’entrevoir un amour « pur », qui n’ignore rien du monde pulsionnel mais vit dans l’instant hors-temps. On dit souvent que l’éternité ou le bonheur sont dans l’instant. Même s’il ne faut pas l’entendre au sens hédoniste, je crois, mais comme une suspension de la perception temporelle, de toute projection, de toute idole donc : la vision vide et pleine des grands Illuminés, dont on fait parfois l’expérience lors de certains traumas.
La judéité entre dans votre vie par la porte de l’homophobie. Ironie cruelle ?
Oui, on peut y lire de l’ironie. Mais elle ne s’adresse pas à une famille particulière. Il m’a toujours semblé essentiel de comprendre le rejet et ses effets psychologiques, et de trouver moyen de les transformer. Comment devenir « juif » pour le narrateur et se rapprocher au plus près du compagnon ? Comment ne pas devenir soi-même rejetant ? « Juif » est à entendre non comme un particularisme culturel ou religieux, mais comme le paradigme d’une condition minoritaire. Qui, pour moi, implique d’épouser une foi universaliste, qui promeut vraiment l’égalité en droit, garde-fou de la domination. C’est évidemment un idéal. Mais à cause de cet idéal, j’ai un peu de mal à me satisfaire de toute attitude ou mode de vie qui restent trop attachés à la clôture d’une origine : quelle que tradition qu’on respecte, j’ai besoin de fenêtre et de multiple ; et j’ai beaucoup d’amitié et d’admiration pour ceux qui savent traverser leur culture sans la détruire mais y trouver l’humain au-delà des sexes, classes et races dont on nous impose les costumes. On peut fuir les assignations ou les accepter mais en les transperçant, même si c’est un processus à défendre toute sa vie et même après (je pense à la manière dont on récupère les fondateurs de religion ou grands mystiques, par exemple). Il me semble que l’important est de pouvoir choisir, au moins en partie. J’ai abordé cela autrement dans Pussyboy (Verdier), où l’amant est un croyant musulman.
Une phrase de votre livre a fait écho à l’actualité : « La Bible n’est pas un cadastre » (Yitzhak Rabin). Pourquoi cette résonance aujourd’hui ?
Je réfléchis à ce livre depuis longtemps et je connais bien Israël. J’y ai voyagé presque chaque année depuis plus de vingt-cinq ans. J’ai vu évoluer le pays depuis l’assassinat de Yitzhak Rabin. Quand j’ai commencé d’écrire ce texte, la coalition d’extrême-droite était au pouvoir depuis quelques mois. L’avenir déjà sombre paraissait encore plus inquiétant (je renvoie au journal de Saul Friedländer sur l’année 2023). Mais je voulais écrire aussi à partir de ce que j’ai vu évoluer au cours de ces années. J’ai terminé le manuscrit juste avant le 7 octobre. Dans l’été qui précédait, j’écrivais avec en arrière-fond les manifestations contre le Hamas à Gaza, les effractions militaires à Jénine et les exactions répétées des colons en Cisjordanie. Même si je ne pouvais pas écrire sur la guerre et ce qui se passait à Gaza, je n’ai pas voulu éluder l’état d’esprit de la jeune génération à la veille de cette guerre, que des historiens israéliens reconnus de la Shoah, Omer Bartov ou Amos Goldberg, qualifient désormais de génocidaire. D’où la fin du livre, la rencontre des Bédouins, du couple de colons américains et les entretiens avec la nièce du narrateur et son compagnon.
Il y a un terme que j’aime bien : palimpseste. Sous chaque ligne, j’ai eu cette impression dans votre roman : un silence effacé, d’autres mots grattés… Je me rends compte que ce n’est pas une question. Juste une réflexion que je pose là.
C’est très juste. Je travaille comme ça. Et j’aime les allusions (littéraires ou autres), j’aime ce qui ne s’impose pas mais vient à vous comme un murmure ou une réminiscence, quelque chose de presque inaperçu et qu’on remarque en relisant. J’aime aussi les citations quand elles semblent être la voix du narrateur, ou quand elles sont un jeu. Mais je ne les emploie pas de façon verticale ou professorale, je les vois comme des paroles amies… Ainsi, je développe plusieurs fois mes notes initiales, puis les oublie et me lance dans la rédaction à grands traits, j’assemble les grands morceaux et en réécris souvent de mémoire, puis je réinclus des passages délaissés, et je gratte, efface, réécris. Jusqu’aux dernières épreuves, je retravaille chaque phrase mais tout particulièrement la ponctuation. Et pour les versions finales, à haute voix : on sent ainsi les défauts d’une phrase (c’est la leçon de Flaubert.) Le rythme, le tempo du texte, le jeu des sonorités sont essentiels pour moi. La musique, c’est l’autre niveau de sens.
Vous écrivez : « Les lettres de ton nom sont pleines de souffles froissés. » Ces lettres, sont-elles des fenêtres ouvertes sur l’infini, ou des portes closes que la littérature vous a permis de fracturer ?
Cette image est très influencée par la mystique sémitique, musulmane ou juive. Les lettres portent le souffle. Disons que, comme la matière, elles condensent la vapeur du souffle et en font des gouttes de rosée. Et, si la littérature permet aussi cela, il y a un au-delà pour qui écrit, pour qui lit : on écrit pour devenir autre chose qu’écrivain, dit Deleuze citant Woolf ; on lit pour devenir autre chose qu’un lecteur. Je ne sais si la littérature permet l’effraction vers le mystère qu’est la vie, du moins permet-elle de laisser trace de nos tentatives pour comprendre et aimer mieux, et trace donc de notre propre humanité.
L’époux, c’est votre compagnon, mais aussi peut-être Dieu, ce grand absent-présent. Cherchiez-vous à écrire un livre d’amour ou un livre de deuil – ou ce territoire trouble où l’un et l’autre se confondent, comme l’encre et les larmes ?
C’est tout cela en même temps, même si mon « deuil » de Dieu s’est apaisé depuis longtemps. L’Époux est un livre de voyage, un cheminement géographique et intérieur (les deux sont souvent liés.) Mais je ne suis pas sûr que je cherchais cela. Vous savez, quand j’écris, je ne sais pas où je vais, je vois la forme vague d’un livre et ensuite je lui invente un corps, à tâtons et avec beaucoup de ratures, comme on le disait. Souvent ce que j’écris me surprend. Le livre s’autoengendre en partie.
Votre livre est une déclaration d’amour, mais aussi le récit d’une lutte. Comment écrire l’homosexualité sans tomber ni dans l’idéalisation ni dans le manifeste, en gardant sa part de chair et de vulnérabilité ?
Je n’écris pas l’homosexualité mais depuis mon homosexualité – depuis la « normalité » qu’elle est pour moi et qui fait radicalement annuler les décrets en matière de normalité, quelle qu’elle soit – de normalisation aussi. Et je sais que bien des gens ne supportent pas cela, ils préfèrent voir, lire et juger les homosexuels uniquement au vu des usuels clichés (sentimentalisme, esthétisme mélancolique, ou hypersexualité, errance addictive, impossible bonheur, etc). Je suis politique à ma manière – discrète mais déterminée : si j’osais, je citerais Saint-Just, oui, le bonheur est une idée neuve ! Et révolutionnaire. Je trouve cette phrase d’une permanente actualité. Mais si j’en sais la nécessité sociale, je me méfie du discours militant et de rhétorique dans le cadre littéraire. J’en suis certes baigné, mais n’en surnagent que des allusions ou plus subtilement des points de vue – une sorte de queer gaze. Toujours murmurant ou souriant. Sans imposer. C’est, je crois, ce qui permet de laisser place au fragile, au doute, au sensible. Devant ceux qui veulent m’exclure, de quelque façon que ce soit, je ne perds jamais de vue que je suis moi aussi un homo sapiens, et que la palette des cultures est une école de relativisme des codes. Comme nous vivons dans une société relativement ouverte et tolérante, je peux jouer là-dessus. Je n’aurais pas écrit comme je le fais il y a soixante ans ou aujourd’hui en Chine ou en Russie, ou aux US dans les années quatre-vingt en pleine épidémie du Sida. Pourtant ce que j’ai entrepris avec ce cycle autobiographique, dont L’Époux est le deuxième volet, est une réponse indirecte tant au ciel réactionnaire qui assombrit dangereusement nos sociétés, qu’à la menace qui pèse sur nos singularités dans le néolibéralisme. C’est une manière de porter témoignage d’une liberté à être.
Votre maladie apparaît comme un autre fiancé terrible. En quoi la fragilité du corps a-t-elle approfondi votre dialogue avec l'absence de Dieu ?
J’ai beaucoup écrit sur l’expérience intérieure de la maladie, c’est de là que part mon travail : d’une annonce de mort vers la trentaine et de l’étrange extase – extase blanche et sans vision, explosion sans mort – qui m’a saisi alors. J’en ai fait le cœur de mon premier récit, Dans la vallée des larmes (Gallimard), puis de Se survivre (Verdier) et aussi de La Voix écrite (Verdier). Ce fut un état transitoire qui s’apparente à ce que beaucoup de mystiques décrivent : un « moi sans moi ». On entend cela dans les récits traumatiques (accident, deuil inattendu, viol, etc) : une explosion-sidération qui perturbe la perception du temps, en laissant conscient et souvent hyper-vigilant (L’instant de ma mort de Maurice Blanchot en est un exemple.) Quand j’ai enfin pu comprendre ce phénomène comme une sorte de big bang intime, tout mon travail en a découlé. Et même si je n’écris plus seulement sur la maladie et ses conséquences, je viens de là.
Comment habitez-vous cette tension entre la soif de l'infini et le rejet des idoles, entre Nietzsche et le silence de Dieu ?
Je crois vous avoir répondu par anticipation. Ce vers quoi je tends, c’est cette vasque sans idole et sans attente, mais en préservant la sphère d’amour au-dedans de soi. C’est la position des mystiques qui vont des Soufis (dont je me sens très proche – Rabia, Rûmî ou Hafez) aux mystiques négatifs (le dieu-vide de Maître Eckhart ou le nada de Jean de la Croix) et jusqu’à Simone Weil (par exemple son texte L’Amour de Dieu et le Malheur, où l’amour de Dieu est peut-être ce que les psychanalystes identifieraient à un imago internalisé).
Ces questions soulèvent ce qui, dans votre œuvre, dépasse le personnel pour toucher aux combats universels des corps et des désirs marginalisés.
Écrire sur soi n’a d’intérêt que si l’on débouche vers l’universel ou plus exactement l’impersonnel – c’est-à-dire l’autre. C’est ce que font les poètes (Rimbaud) et les mystiques qui écrivent. Être minoritaire n’est jamais aisé et peut pourtant offrir de grands trésors. Mais cela implique, pour moi qui écris (c’est un choix et non une règle générale), le refus du pouvoir (positions institutionnelles, sauf quand elles sont temporaires), le désir de rester « petit » (au sens où l’entend Thérèse de Lisieux, petit et immense à la fois comme le sont les enfants) ou de rester volontairement « pauvre » (pauvre par l’esprit, dit Jésus, c’est-à-dire une pauvreté choisie, contraire à la misère, pauvre car sans pouvoir). Mais c’est demeurer tenace en sa démarche, perméable mais obstiné dans son être, sans jugement mais attentif à ce que les autres font dissoner en soi ; être roseau plutôt que chêne, être oiseau plutôt que loup ou lion. C’est une école du discernement intérieur et social. Cela suppose toutefois la liberté de l’autre à être, et c’est là que surgit le politique – plutôt l’idéal anarchiste, vous l’aurez compris. J’ai choisi de devenir psychiatre, alors que rien dans mon milieu ne m’y invitait, mes parents et ascendants appartenant tous à la classe ouvrière. J’ai exercé ce métier avec un plaisir presque érotique : aider, soigner et voir l’autre se désentraver, cela reste essentiel pour moi. Accompagner des gens sur ce chemin-là est un privilège ; et même si je n’exerce plus mon métier, comme on dit : soignant un jour, soignant toujours. C’est aussi le constat des dégâts dans les « âmes », aggravés ou provoqués par la violence sociale (le gros animal dont parle Simone Weil), qui fait de moi l’écrivain que je suis – défenseur de la singularité et de l’intime, pas de l’individualisme consommateur, critique de toute étiquette.
Dans votre quête métaphysique, Nietzsche, Freud et Darwin sont vos compagnons de route. Si vous deviez ajouter un quatrième passager clandestin à ce voyage, qui serait-ce Rimbaud, Kafka, ou peut-être une ombre encore sans nom ?
Kafka oui, mais Rousseau aussi (celui des Rêveries), les mystiques du Carmel (Thérèse de Lisieux notamment, que j’évoque dans La Sainte de la famille, le premier volume de ce Constat), Bataille, Genet, Simone Weil et Dickinson surtout, Thoreau que je lis et relis. Et parmi les contemporains, Claude Louis-Combet et surtout Annie Le Brun. Sans doute parce que je me sens plus proche des anarchistes de son genre que des autres gens de gauche. Et puis il ne faut pas oublier des auteurs comme Winnicott, Deleuze, Anders, pour ne citer qu’eux.
Comment votre parcours métaphysique a-t-il rejoint votre expérience queer : faut-il briser Dieu pour se libérer, ou le réinventer ?
Faut-il le rappeler ? Jésus ne parle pas de sexualité. Cependant, il faut faire avec l’interdit biblique ou coranique, que les politiques et religieux nous renvoient régulièrement à la figure : « C’est une abomination ». Ces gens toutefois ne parlent pas depuis le dieu silencieux et absent, ni depuis l’amour (et encore moins depuis le désir), mais depuis une idole : leur dieu est social, jugement, relatif. Et il faut bien dire qu’on s’arrange mieux avec un dieu silencieux, malgré l’exigence éthique que peut supposer l’amour, qu’avec la société ! Et tout livre « saint », c’est la société : une construction, un compromis politique et historique (je renvoie aux livres de Finkelstein ou de Thomas Römer sur le corpus biblique). C’est là qu’aura agi pour moi la déconstruction : considérer le livre « saint » comme un reflet d’une culture et d’une société, et œuvrer pour que d’intellectuelle cette critique devienne libération affective. C’est toujours compliqué à cause des interdits arbitraires qu’on a internalisés. Mais il faut faire confiance à son désir et à sa petite voix, pour ne pas devenir ce que Freud nomme les hypocrites de la culture. Je crois que c’est ce qui m’a toujours dirigé. Sans doute ai-je eu la chance de ne pas grandir dans une famille trop rigide, même si ce n’était pas simple. Ce fut différent pour le compagnon du narrateur… Briser le dieu-idole, c’est ce qu’on est amené à faire quand on est queer (sans aucune idéalisation toutefois des queers, il y a bien des manières d’être conformiste). C’est aussi pour cela qu’on nous a longtemps brûlé.es en Occident, et qu’on nous assassine, viole et condamne encore aujourd’hui (même si l’homophobie est souvent instrumentalisée pour justifier une ambivalence psychologique ou une position politique, mais c’est un autre sujet.)
Votre livre se clôt, mais laisse derrière lui une traînée d’étoiles. Est-ce que l’écriture, pour vous, est une façon de « ne plus croire sans perdre l’infini », ou simplement une manière de tenir la main de l’invisible ?
Écrire reste pour moi une façon de prolonger le religieux perdu, c’est possible. Je me suis souvent demandé si la littérature, au sens où l’entend la société bourgeoise, m’intéressait. Je n’ai pas d’ambition littéraire : écrire n’est ni une façon de mener carrière, ni un faire-valoir social. J’ai compris assez jeune que mon ambition était autre : je ne voulais pas grimper l’échelle sociale mais voler (un de ces idéaux impossibles qui hantent toute la vie) ! Écrire permet un peu cela, encore faut-il que des lecteurs vous tendent la main. Sinon on tombe… J’en viens à votre belle expression tenir la main de l’invisible. La Sainte de la famille se terminait sur ma mort fantasmatique, que j’imaginais se produire entre l’heure du jour à laquelle s’est éteinte ma grand-mère, quand j’étais enfant, et celle à laquelle est morte Thérèse de Lisieux. Je faisais le vœu de mourir ainsi entouré de ces figures tutélaires et fantomatiques dans ma vie. Entre deux visages d’amour. Je crois que L’Époux se termine avec une attente analogue : tenir la main de l’invisible, celle peut-être du compagnon, serait une belle manière de définir l’amour dépouillé. Moi qui ai accompagné des proches et des patients, c’est un vœu que je formule pour bien d’autres que moi. Et ainsi, rester humain et vivant jusqu’au bout.