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Aux éditions Cambourakis, avec des textes de : EVA FEDER KITTAY, ROSEMARIE GARLAND-THOMSON, CAROL THOMAS, JENNY MORRIS, SUSAN WENDELL, ADRIENNE ASCH, MICHELLE FINE

Cette anthologie vise à introduire et à explorer les théories féministes du handicap. En traduisant et en rendant accessibles des textes fondateurs des feminist disability studies, l'ouvrage met en lumière un dialogue encore trop rare entre ces deux domaines, en particulier dans le contexte francophone. Or, cette rencontre n'est pas sans poser des défis à la philosophie féministe. Traditionnellement centrée sur la critique du patriarcat et des normes de genre, cette dernière se trouve interpellée par les expériences et les revendications des femmes handicapées. Le corps handicapé, souvent essentialisé ou invisibilisé, émerge alors comme un objet philosophique complexe, capable de renouveler en profondeur les questionnements féministes. Comment la philosophie féministe peut-elle intégrer pleinement le handicap dans ses analyses ? Le handicap représente-t-il un angle mort ou, au contraire, un levier pour repenser les catégories et les concepts fondamentaux du féminisme ? 
Pendant longtemps, les théories féministes, bien qu'attentives aux oppressions liées au genre, ont eu tendance à négliger ou à marginaliser les expériences des femmes handicapées. Cette invisibilisation peut s'expliquer par plusieurs facteurs. D'une part, le féminisme a souvent centré son attention sur la critique du sexisme et des normes de genre, laissant de côté d'autres formes de domination comme le validisme, c'est-à-dire la discrimination envers les personnes handicapées. D'autre part, les normes de validité, qui valorisent l'autonomie, l'indépendance et la performance physique, sont profondément ancrées dans les sociétés patriarcales. Ces normes, intériorisées par les femmes elles-mêmes, peuvent rendre difficile la reconnaissance et la prise en compte des expériences de dépendance et de vulnérabilité liées au handicap.   
L'anthologie met en lumière comment les feminist disability studies ont entrepris de déconstruire ces normes capacitistes. En s'appuyant sur les outils critiques du féminisme, ces études ont montré que le handicap n'est pas seulement une réalité biologique ou individuelle, mais aussi une construction sociale et culturelle. À l'instar du genre, le handicap est produit par des systèmes de représentation, des discours et des pratiques qui assignent aux corps des valeurs et des significations. Ainsi, les femmes handicapées sont confrontées à des formes spécifiques de discrimination qui combinent le sexisme et le validisme, créant une expérience d'oppression multiple et intersectionnelle.   
L'intégration du handicap dans la réflexion féministe ne se limite pas à une simple extension du champ d'étude. Elle invite à une remise en question des catégories et des concepts traditionnels du féminisme. Le corps handicapé, dans sa diversité et sa singularité, met en lumière les limites d'une approche qui essentialise le corps féminin ou qui le réduit à une norme abstraite.
Par exemple, la question de l'autonomie, centrale dans la pensée féministe, est profondément transformée par la prise en compte du handicap. Les expériences de dépendance et d'interdépendance des personnes handicapées nous rappellent que l'autonomie n'est pas une valeur absolue, mais qu'elle doit être pensée dans un continuum, en tenant compte des besoins et des capacités de chacun.e. De même, l'éthique du care, développée par les féministes pour valoriser les pratiques de sollicitude et d'attention à autrui, trouve dans le contexte du handicap un champ d'application privilégié. Les réflexions d'Eva Feder Kittay, présentées dans l'anthologie, montrent comment le handicap nous oblige à repenser les relations d'interdépendance et à reconnaître la valeur du care dans une société qui valorise avant tout la performance et la productivité.  En outre, le corps handicapé peut être considéré comme un révélateur des normes sociales et culturelles qui régissent les corps en général. Comme le souligne Rosemarie Garland-Thomson, le handicap agit comme un symbole de tout ce que la culture dominante considère comme non-conforme. Son étude permet de dénaturaliser les idéaux physiques et les normes corporelles, en montrant leur caractère construit et oppressif.   
Face aux défis posés par le handicap, la philosophie féministe est appelée à se renouveler et à devenir plus inclusive. Cela implique de dépasser une simple logique d'addition des oppressions (sexisme et validisme) pour penser les intersections complexes entre le genre, le handicap et d'autres catégories sociales comme la race, la classe ou la sexualité. Il s'agit de construire une politique de la différence qui reconnaisse la pluralité des expériences et des identités, sans les hiérarchiser ou les essentialiser.  L'anthologie témoigne de cette volonté d'ouverture et de dialogue. Elle rassemble des textes qui explorent des thématiques variées, allant de la critique des représentations du corps handicapé à l'analyse des enjeux éthiques et politiques du care. En mettant en avant les voix des femmes handicapées, ces textes contribuent à enrichir le féminisme et à le rendre plus pertinent pour penser les défis du monde contemporain.   
"La théorie féministe au défi du handicap" nous invite à considérer le corps handicapé non pas comme un objet marginal ou anecdotique, mais comme un véritable défi pour la philosophie féministe. En interrogeant les normes validistes, en renouvelant les concepts clés du féminisme et en plaidant pour une politique de la différence, les feminist disability studies ouvrent des perspectives nouvelles et stimulantes. Elles nous rappellent que le féminisme, pour être fidèle à son projet émancipateur, doit être capable d'intégrer pleinement la diversité des expériences humaines, y compris celles qui remettent en question les normes dominantes de validité et d'autonomie.
S..

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