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Le Temps d’aimer, réalisée par Katell Quillévéré et sorti en 2023, se déploie comme une chronique intimiste traversant l'histoire française, où les trajectoires individuelles se trouvent inextricablement liées aux soubresauts du contexte socio-historique.
Le récit s'ouvre sur la France de l'immédiat après-guerre, une période marquée par la violence de l'épuration. Des images d'archives poignantes témoignent de l'humiliation publique infligée aux femmes stigmatisées pour leurs liaisons avec des soldats allemands. Parmi ces figures tragiques émerge Madeleine, que l'on retrouve quelques années plus tard sur la côte bretonne. Elle travaille comme serveuse dans un établissement hôtelier et élève seule son fils, fruit d'une union avec un militaire allemand. Sa rencontre fortuite sur une plage avec François, un étudiant parisien issu d'un milieu bourgeois, initie une relation complexe, fondée sur une compréhension mutuelle et un désir partagé de transcender leurs passés respectifs. Touché par la vulnérabilité de Madeleine et la sincérité de ses sentiments, François prend la décision de l'épouser et d'adopter son enfant. Leur union, d'apparence solide, repose cependant sur un pacte tacite et des silences lourds de sens.
Le film explore ensuite une trentaine d'années de leur existence commune, révélant progressivement les fragilités dissimulées derrière la façade d'un mariage conventionnel. Madeleine, profondément marquée par son passé douloureux et sa marginalisation sociale, semble éprouver une difficulté à manifester de l'affection envers son fils, esquivant systématiquement ses interrogations sur son ascendance. François, quant à lui, vit dans la crainte constante du dévoilement de son homosexualité, une vérité socialement réprimée à cette époque et qui pèse considérablement sur son équilibre psychique. Leur installation à Châteauroux, où ils gèrent un bar-cabaret à proximité d'une base militaire américaine, met leur relation à rude épreuve. Une séquence onirique d'une intimité partagée à trois avec un soldat afro-américain introduit une parenthèse de transgression. Néanmoins, les tensions latentes s'intensifient, et les secrets menacent de se révéler. Leur vie familiale, en surface ordonnée, est ainsi ponctuée de frictions mais également d'instants de tendresse authentique.
Leur déménagement à Paris, où François poursuit une carrière d'archéologue, marque une acceptation mutuelle des singularités de chacun, empreinte de respect et de mélancolie. L'émergence d'une relation amoureuse pour François ébranle l'équilibre précaire qu'ils avaient établi. La découverte de cette liaison par les autorités conduit François au suicide.
Daniel, le fils de Madeleine, se positionne comme un observateur silencieux mais omniprésent. Il est le témoin privilégié de la rencontre de sa mère et de François, de leur départ pour Châteauroux, de la gestion du bar-cabaret animé par la présence nocturne des marins et des soldats américains. Finalement, Daniel confronte sa mère à la question de l'identité de son père, une mère incapable de lui témoigner de l'amour et qui ne voit en lui que le rappel de sa propre culpabilité.
Atteinte d’un cancer et alors que son crâne se dénude (un écho saisissant à la scène inaugurale), Madeleine finit par révéler à son fils la véritable identité de son père.
Le film déploie une analyse thématique riche et nuancée. Il explore d'abord la honte sociale et la marginalisation à travers la figure de Madeleine, emblématique de la « fille-mère » stigmatisée pour sa relation avec un Allemand. Le récit met en lumière la cruauté du jugement collectif, les séquelles indélébiles de la guerre et la violence infligée aux femmes transgressant les normes patriotiques et morales. Ensuite, le long-métrage aborde la question de l’orientation sexuelle et du refoulement. Le personnage de François incarne la souffrance silencieuse des individus homosexuels contraints au secret dans une époque où leur orientation était criminalisée, dépeignant avec pudeur leurs stratégies de survie dans un environnement hostile. Un autre axe thématique central réside dans l'exploration de l'amour sous ses diverses manifestations. L'union conjugale atypique entre Madeleine et François, bien que non conventionnelle, n'est pas exempte d'une forme d'authenticité, privilégiant le respect mutuel, la solidarité et l'amitié au détriment de la passion. Le film interroge ainsi la définition du couple et explore les modalités non traditionnelles de l'attachement. En filigrane, l'œuvre soulève des questionnements relatifs au déterminisme social, au désir féminin, au racisme, à la bisexualité et à la complexité des relations conjugales. Des allusions subtiles à la culture LGBT, telles que les références à Arcadie, André Gide et Oscar Wilde, parsèment le récit, ajoutant une profondeur supplémentaire à l'analyse.
En définitive, Le Temps d’aimer se révèle être une œuvre cinématographique poignante sur les silences qui à la fois protègent et blessent, sur les existences aménagées par nécessité pour échapper au rejet social, et sur la capacité réparatrice de l'amour, même dans ses formes les plus singulières. 
Une œuvre vivement recommandée.
S..

Pour aller plus loin : 
Les jeunes « pédés » parisiens d’avant 1968. Quels parcours de vie gays dans un contexte légal hostile ?
https://journals.openedition.org/cliothemis/4238

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