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Dans le silence feutré d'une existence qui aspire à l'ordre, surgit un mot, vibrant de ses multiples échos : irréguliers. Il résonne d'abord comme une transgression douce, une déviation consentie des sentiers battus. Ces êtres, ces âmes que l'on dit irrégulières, ne sont-iels pas celleux qui refusent le carcan des lois et des règlements, préférant l'arabesque de leur propre chemin à la ligne droite imposée ? Iels s'éloignent des normes, non par défi systématique, mais par une nécessité intérieure, une mélodie singulière qui ne se coule pas dans le moule attendu. Leur forme même défie la régularité. Nulle symétrie parfaite, mais un assemblage unique d'éléments dissemblables, une beauté asymétrique qui raconte une histoire plus riche que toute uniformité. Leur rythme intérieur n'est pas celui d'un métronome constant ; leurs joies et leurs peines, leurs forces et leurs faiblesses ondulent, s'intensifient puis s'estompent, à l'image des vagues capricieuses de l'existence.
Ces Irréguliers, qu'iels soient poètes brisant la métrique convenue, pétales se déployant dans une danse inégale, ou molécules aux liaisons hétérogènes, portent en iels une vérité profonde : celle d'une existence qui refuse la simplification, qui embrasse la complexité et la nuance. C'est dans ces marges, dans ces écarts, que se révèle parfois la plus vive des humanités. Et c'est peut-être au cœur de cette irrégularité que Patrick Autréaux nous invite à plonger.
 
Le roman s'ouvre sur un récit qui prend d'abord l'allure d'un roman d'amour, centré sur la rencontre entre Ivan et Virgilio. Cette relation intime est brutalement interrompue par l'arrestation de Virgilio, précipité dans le ventre sombre du centre de rétention de Vincennes, un sas avant l'abîme de l'expulsion des « sans-papiers ».  L'incarcération de Virgilio déclenche chez Ivan un périple vers le centre de rétention, mais aussi une descente vertigineuse au cœur de sa propre nuit intérieure.
L’auteur dépeint avec pudeur et sobriété la réalité de ces lieux liminaux, où l'humain est souvent réduit à un statut administratif. C'est dans cet espace d'attente et d'incertitude qu'Ivan croise une famille algérienne, tissant des liens inattendus au cœur de l'épreuve.
L’œuvre tisse un réseau complexe de liens entre les "Irréguliers" du centre de rétention et l'histoire familiale d'Ivan. Le passé de sa mère, juive ayant fui en Espagne, entre en résonance avec la situation de Virgilio, notamment à travers la langue espagnole qu'iels partagent. Cette mise en parallèle confère au titre du roman une polysémie signifiante, désignant à la fois les étranger.es en situation irrégulière et les individus marqué.es par un passé d'exil et de déplacement.   

Au cœur du récit, la poésie se fait respiration. Patrick Autréaux entrelace prose et vers, offrant des trouées lyriques dans le tumulte narratif. Ces suspensions ne sont pas des échappées, mais des plongées au plus intime des êtres, là où les émotions muettes trouvent enfin une voix. La poésie devient un pont invisible entre les âmes, à l'image des poèmes espagnols, précieux fragments d'un langage partagé entre Ivan et Virgilio.   
L’irrégularité, c’est aussi le contour d’un vertige racinien. La relation entre la mère d'Ivan et son beau-fils, amour oblique et fiévreux, hante les pages d'une présence lancinante. La tragédie de Phèdre, avec sa passion coupable et sa danse macabre, semble projeter son ombre, rappelant que l'irrégularité peut aussi incendier les chambres secrètes du désir.   

Le roman nous invite à tendre l'oreille au bruissement du silence. "Les Irréguliers" lève le voile sur une foule d'ombres, ces êtres que les lois et les frontières condamnent à l'invisibilité. Virgilio, l'ami emprisonné, incarne ces vies suspendues, réduites à une simple étiquette, dépouillées de leur nom et de leur histoire. À travers son destin, Patrick Autréaux dénonce la mécanique implacable d'un système qui écrase les existences et efface les visages.   
Pourtant, le roman refuse de réduire cette multitude à un simple constat de douleur. Il explore la richesse souterraine de ceux qui la composent. Ivan, en se confrontant à l'épreuve de Virgilio, découvre les ramifications insoupçonnées qui le relient à son propre passé et à la mémoire de sa mère. Il comprend que l'étranger peut être un guide inattendu, un miroir qui révèle les contours cachés de notre propre identité.   
Ainsi, "la multitude qui murmure" est un chœur d'âmes en marge, d'exilés d'hier et d'aujourd'hui, mais aussi un écho des voix intérieures qui luttent pour se faire entendre. C'est une humanité complexe et plurielle, tissée de souffrances et de résilience, d'amour et de souvenirs. Patrick Autréaux, par la magie de son écriture, nous offre une immersion bouleversante au cœur de cette humanité.   

"Les Irréguliers" est un chant poignant qui nous rappelle que derrière les statistiques et les chiffres, il y a des individus, des récits, des mondes. La « multitude qui murmure » est le pouls vibrant de notre humanité commune, une symphonie que Patrick Autréaux nous invite à écouter avec une infinie délicatesse.


S..

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