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« Dire blesse mais ne tue pas.
Les mots peuvent briser un enfant, ravager un adolescent, dévaster un homme.
Dire les mots à bras-le-corps pour donner du sens à sa vie. »

Voici les quelques mots que l'on peut lire sur la quatrième de couverture de ce bref roman qui raisonne encore en moi, plus d'un après sa lecture.

La force de cette autofiction tient en deux points : Emmanuel Chaussade retrace le parcours de son double littéraire, Gabriel, qui essaie de reprendre possession de sa vie après avoir vécu divers épisodes traumatiques. Mais c'est aussi un vibrant hommage à la psychanalyste qui le suivait depuis des années : Elsa Cayat, tuée dans les locaux de Charlie Hebdo.

Les toutes premières lignes posent le cadre en décrivant ce rituel immuable : pendant quinze ans, Emmanuel Chaussade/Gabriel s'est allongé deux fois par semaine sur le divan d'Elsa Cayat. Le mercredi 7 janvier 2015, il s'est présenté comme d'habitude au cabinet de son analyste. Il ignorait qu'elle avait été assassinée quatre heures plus tôt. Et à présent, parce qu'il ne peut plus lui « dire », il l'écrit. Durant le récit, la voix de l'auteur et de la psychanalyste se confrontent, s'entremêlent et le « Alooooors ? Racontez-moi ! » d'Elsa Cayat ponctue régulièrement le texte.

Pourquoi la nécessité de cette analyse ? Pour guérir d'une enfance pillée, pour dépasser sa difficulté d'aimer, de vivre son homosexualité, pour se défaire coûte que coûte de tous les maux qui rongent.

Pour aborder le parcours de vie de Gabriel, on peut partir d'un seul mot : corps. D'abord, le corps de l'enfant, soumis au désirs des autres. Un certain Tonton Lili, son parrain, l'a violé. Plus tard, à l'âge de quatorze ans, dans une vespasienne, des hommes le toucheront, le saliront. Puis vient le corps de l'adulte : la passion amoureuse se réduit à la seule attirance, la rencontre d'un bref moment dans les lieux les plus sordides, avec brutalité, jusqu'à n'être « même plus un corps, sali, souillé, mais une chose, un rien qui plonge au plus profond d'abîmes sans issue ».

L'autre entrée peut être la famille : une famille toxique et maltraitante. Gabriel est un enfant élégant, doué, inventif, mais son père le maltraite, l'insulte, et quand Gabriel annoncera qu'il veut devenir couturier, il lui dira que ce n'est pas un métier d'homme et essaiera de l'en empêcher en utilisant l'argent comme arme de rétorsion. Quant à la mère, elle obtempère, tient pour rien le désir de son fils, silencieuse et le regard fixé ailleurs …

Gabriel réussit à percer dans le monde de la couture, accède à la réussite et à la renommée, se laisse emporter par la frénésie qui règne dans ce milieu. Mais cette ascension brusque le déstabilise et il est rattrapé par ces maux qui le rongent depuis toujours.

Les épreuves sont nombreuses, que Gabriel traverse grâce à la colère, voire la haine. Mais c'est l'amour qui, finalement le sauve, celui par lequel se clôt le roman.

Si ce livre m'a autant touché, c'est aussi et surtout par son écriture. Le sensibilité acerbe du texte est structurée par le langage, les phrases nominales, le mélange de retenue et de crudité, le rythme syncopé et si particulier. Ce rythme s'explique par le cadre des séances d'analyse : l'espace est réduit, c'est le cabinet de la thérapeute, le temps est réduit, ce sont les dix minutes de la séance, et pourtant, il ne faut pas cesser de dire, comme l'indique la phrase de Samuel Beckett en exergue du roman : « Il ne s'agit pas de dire ce qui n'a pas encore été dit, mais de redire, le plus souvent possible dans l'espace le plus réduit, ce qui a été dit. »
Cependant, le style varie à certains moments : car heureusement, Gabriel, depuis l'enfance, a son univers ; il aime la couture, il aime inventer et créer. Ces pages consacrées aux tissus, à leurs couleurs, à leurs textures, sont les principaux passages lumineux du roman, où apparaît le plaisir des sens, et là, les phrases se délient, s'allongent, les adjectifs et autres expansions se mettent à parer les mots comme les vêtement parent les corps.

Je porte encore en moi ce livre de maux et de mots.

JM

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