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Yves Navarre rejetait l’étiquette d’écrivain homosexuel, étiquette qu’il disait porter comme un triangle rose. Il préférait l’étiquette, puisque les médias s’entachaient à lui en mettre une, d’écrivain de la sensualité, de la nature, de la sienne, mais avant tout celle d’ écrivain « tout court ». Ouvertement homosexuel, militant, il souffrait de n’être réduit qu’à cela et cherchait désespérément à être aimé.
C’est en visionnant le documentaire HOMOSEXUALITÉ : LA FIN DU PLACARD où son rôle auprès de François Mitterrand en particulier et pour la cause homosexuelle en général, que ce roman, auréolé du Goncourt 1980, s’est imposé à ma lecture.

Le roman s’étire sur une journée et présente une galerie de personnages variés et complexes. Une journée donc, un 9 juillet, jour des quarante ans de Bertrand, benjamin de la famille Prouillan. Le patriarche, un homme froid et autoritaire, est un ancien ministre de De Gaulle. Veuf, il vit à Paris avec Bernadette sa gouvernante. La famille est éclatée. Aucun des enfants n’est présent en ce jour particulier.
Sébastien, séparé de son épouse, commande un bateau qui ne navigue plus, dans un fjords en Norvège. Luc, séparé également d’une femme qu’il ne cesse d’aimer, dirige une entreprise. Claire, quant à elle, vit seule depuis le décès accidentel de son mari, passant ses journées à peindre.
Et puis il y a Bertrand qui devrait être au centre des attentions du jour. Bertrand vit seul depuis une vingtaine d’années dans la maison de campagne familiale de Moncrabeau, sous la surveillance des gardiens, une famille de réfugié.e.s républicain.e.s espagnol.e.s. Surveillance et aide, puisque Bertrand n’est plus que l’ombre de lui-même, une poupée désarticulée depuis la lobotomie décidée par son père pour le « guérir » de son homosexualité. Cette infamie risquait alors d’entacher le CV parfait du récipiendaire à la fonction ministérielle. Et puis il y a Suzy, la sœur du patriarche, veuve elle aussi et propriétaire d’une théâtre qui serait déjà en faillite sans l’aide financière de son frère. D’autres personnages, dont un chien, viennent compléter cette galerie. Au fil des quelques 400 pages du roman, chacun.e des membres de la famille se souvient de ce qu’iels ont laissé faire, écrasé.e.s sous l’autorité du père. 

Difficile de résumer ce roman, tant l’auteur nous perd dans le labyrinthe déstructuré des souvenirs et des introspections des un.e.s et des autres. Si cela en déconcertera certain.e.s, d’autres, comme moi, avons aimé se perdre dans cette mise en abîme. Dans une langue magnifique et aphorique qui illumine ce roman sombre, Yves Navarre nous livre peu à peu les éléments de cette histoire familiale tout aussi émouvante qu’effrayante. Les lettres d’amour de Bertrand à Romain bouleversent et ouvrent une brèche d’humanité au milieu du marasme familial. 
Yves Navarre se donnera la mort l’année du couronnement de ce livre, lui qui n’a jamais su s’acclimater aux diktats moraux de la société, écorché vif aussi par son histoire familiale.

Il y a 30 ans, l’OMS dépsychiatrisait l’homosexualité (la France avait ratifié la classification de l’OMS en 1968). Le "syndrome pédérastique" de Tardieu est enseigné dans les facultés de médecine jusque dans les années 70. Traitements inversifs, lobotomie, hydrothérapie, bromure… la science a déployé un panel effrayant de traitements pour « guérir l’homosexualité ».
Une barbarie du passé ? On aimerait le croire. En 2018, le pape François suggérait le recours à la psychiatrie lorsque des parents constatent des penchants homosexuels chez leurs enfants. Thérapies de conversion, pénalisation, mise au ban de la société, LGBTQIA+phobies… notre époque est, elle-aussi, entachée de barbarie. 
Certes la lecture de ce roman est quelque peu ardue, mais nécessaire pour ne pas oublier de ne jamais s’acclimater dans le jardin de l’humanité, qui s’embellit justement des différences. 

S..

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