En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis
« Famille, je vous hais ! ». Voilà comment s’exclame Jules Vallès dans son auto-fiction L’Enfant, publiée en 1878. Cent cinquante ans plus tard, Edouard Louis perpétue la tradition des récits sur l’enfance avec au cœur de son « roman » la double question de l’identité de genre et de l’orientation sexuelle.
Eddy Bellegueule naît dans une famille pauvre au cœur de la Somme, non loin d’Abbeville. Cette enfance ressemble à un trop long calvaire. A la misère morale et matérielle des parents et plus largement de leur milieu social, à la violence du père, son alcoolisme, son accident du travail qui l’éloigne de l’usine définitivement, aux horizons bouchés de cette campagne reculée des années 2000 (on se croirait pourtant dans les années 1960), s’ajoute la quintuple ou sextuple peine de l’identité de genre et de l’orientation. Très vite, Eddy Bellegueule détonne dans cette univers de crasse avec ses manières « de folle », son goût pour la lecture, son intonation de voix, ses mouvements des mains et des bras désordonnés, sa personnalité : ciblé, insulté, agressé par son entourage d’abord, puis par les camarades d’école, Eddy subit les "tapette", "fille", "pas un homme", "lopette", "t’es malade ou quoi" ? Eddy butte sur le virilisme ambiant qui l’exclut non seulement de la communauté des garçons, mais plus généralement de la communauté humaine.
Etre garçon dans cette France semi rurale, c’est montrer ses muscles, manier l’insulte comme on respire, quitter le collège pour l’usine au plus vite, boire à se vautrer par terre, se taper les « salopes » que sont inévitablement les filles bientôt enceintes, se complaire dans cet horizon bouché, ces fins de mois difficiles, une maison qui sent le rance et l’humidité, une mise à distance de tout ce qui concerne la santé.
Eddy souffre, objet de brimades familiales et d’agressions quotidiennes au collège. Le jeune garçon s’interroge sur l’anormalité qui est la sienne, sur cet univers qu’il déteste toujours plus. Il élabore une stratégie de survie, commune à de nombreux individus sur cette terre : ressembler à ce qu’il n’est pas, épouser les codes de ses bourreaux pour mieux tromper l’ennemi et se tromper lui-même. Au point de passer pour le plus parfait homophobe.
Néanmoins sans concession et même haineux à l’égard de sa famille, Eddy se fixe un objectif : quitter le village, quitter son entourage, quitter ce quotidien nauséabond, sans trop d’ailleurs savoir ce qu’il pourrait trouver ailleurs, sauf à croire ces vies rêvées que lui offre son quasi seul ami : le livre.
On peut bien sûr reprocher à ce récit d’entretenir une forme de mépris de classe à l’égard des pauvres et de cette misère sociale qui traîne derrière elle le racisme, l’homophobie, le virilisme à quatre sous. Ce sont les fameux « sans-dent » de François Hollande, la lie de la terre autrement dit, les "classes dangereuses" qui ne se révoltent plus. Même si on peut s’interroger sur cette société capable de produire et d’entretenir une telle misère morale et matérielle, il est impossible de passer sous silence la souffrance d’une jeunesse suppliciée, accablée par des rôles de genre définis à la hache, par une hétéronormativité brute et les ravages qu’elle entraîne.
Car ce « roman » n’a rien de théorique. Aujourd’hui encore, dans bien des familles – et d’ailleurs quel que soit le milieu social envisagé -, une certaine binarité genre manif pour tous en mode-fin-fond-des-cités ou jolis-jardinets-des-beaux-quartiers, perpétue cette ségrégation qui met au ban de la société nombre de jeunes et de moins jeunes désarmés.
A lire absolument.
G.