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Paul B. Preciado, journaliste, essayiste, romancier (il choisit, depuis 2015, le masculin pour s’identifier) commissaire d’exposition : dès la présentation du personnage, apparaît en filigrane la question de l’identité – multiple et résistante aux assignations -  traduction d’une pensée qui remet en question profonde les catégories épistémologiques de nos sociétés occidentales.

Sa réflexion sur « le genre » ne s’arrête pas au questionnement identitaire de l’individu, ni à la défense des personnes LGBTQIA+ dans toute leur diversité, même s’il le rappelle, il est important d’en passer par là, mais surtout pas d’y demeurer. Sa réflexion dynamite les catégories de pensée binaire de l’Occident capitaliste, hétéronormé et patriarcal dans tous les domaines, faisant d’une question que certains pourraient envisager comme intime, du domaine de la pure subjectivité individuelle, une question politique au sens d’une réflexion révolutionnaire sur la manière d’envisager le monde et de faire société à l’avenir.

Cette réflexion, Paul B. Preciado la travaille depuis 2011, dans des ouvrages littéraires qui tiennent à la fois du journal intime, du billet polémique (il a écrit pour le journal Libération, entre autres un très bel article : "Nous disons révolution") , du roman, de l’essai. 

On la retrouve dans son dernier opus Dysphoria mundi, (Dysphorie du monde), sous-titré : le son du monde qui s’écroule (Grasset, Paris 2022). Ce livre (en fait un recueil de plus d’une cinquantaine de textes plus ou moins longs) est lui-même un « texte mutant qui hybride essai, philosophie, opéra, poésie et autofiction » comme l’explique son éditeur.
L’hypothèse de ce livre est de « généraliser la notion de dysphorie afin de la comprendre non pas comme une maladie mentale mais comme une dissidence politique ». Pour lui la binarité du sexe et du genre est au centre de notre représentation du monde et il appelle dans cet ouvrage à cesser de penser les conditions d’accès à la citoyenneté selon cette binarité et les capacités reproductives des corps. Nous avons perdu du temps à vouloir se faire accepter par un monde qui ne change pas, il vaut mieux travailler à changer le monde, changer la règle.

En effet, Paul B. Preciado rappelle qu’historiquement les différents mouvements LGBTQIA+ ont d’abord produit des identités (gay, homo, lesbienne, trans….) créant de plus en plus de fragmentation voire de « concurrence » à rentrer dans la norme, c’est-à-dire se faire reconnaître et accepter par le monde tel qu’il est. Mais, ce faisant, on n’a pas produit de « pratiques de liberté ».
Là réside toute l’originalité, le « génie » de Paul B.Preciado : une proposition stimulante pour la pensée mais pas seulement, aussi un appel à pratiquer notre liberté. Paul B. Preciado n’est pas qu’un écrivain, un penseur, un polémiste ; c’est aussi – et peut-être même d’abord - un expérimentateur qui met en acte ses réflexions dans sa propre vie, dans la déconstruction/construction de son existence, à chaque instant réinterrogée, retravaillée,  ce qui donne de la chair à une pensée qui pourrait, analysée rapidement, sembler très intellectuelle.
Il revendique avoir fait de son propre corps un « laboratoire politique » et se présente comme « un dissident du système binaire ».

Pour éclairer ses écrits, une rapide biographie du personnage s’impose donc.
Ce n’est pas lui faire injure que de rappeler qu’il est né de sexe féminin et a été assignée fille à sa naissance : il n’en fait pas mystère, cela fait même partie de son parcours de vie et de pensée. C’est la raison du maintien de l’initiale « B » pour Beatriz dans son nom.
Élevée dans une famille espagnole catholique, à l’époque Beatriz est d’abord « placée » dans une école religieuse non mixte ; en 2022, Paul raconte dans Dysphoria Mundi comment, « appelé à table par un prénom de fille » il apprend à la télévision l’existence d’un virus touchant les homosexuels ; comment « c’était la première fois que mon père, ma mère et moi entendions ensemble le mot homosexualité – si long, si contagieux en lui-même » ;  comment son père avait lâché : «  c’est ce qui arrive aux dégénérés » ; comment il avait eu peur sans bien savoir « si c’était de mon père, du virus ou des deux en même temps » ;  et de conclure : « il n’y a rien de plus sinistre dans la préhistoire de ma sexualité que cette relation entre l’amour et la violence, entre le plaisir et le péché... ». 
Pour échapper à ce milieu traditionaliste et conservateur il part, en 1990, faire ses études à la New School For Social Research de New-York où ses professeurs sont notamment Jacques Derrida(1) et Agnes Heller(2). Il obtient un doctorat de théorie de l’architecture à l’université de Princeton. Sa thèse servira de base à son ouvrage Pornotopie : "Playboy" et l'invention de la sexualité multimédia ; il voyage beaucoup en publiant des articles pour divers journaux, dont Libération, intervient dans diverses universités et donne des conférences toujours proches du happening.
Il organise à Paris, en 2002, le premier atelier drag king en France, milite, en Espagne, contre les limitations au recours à l’avortement promulguées par le gouvernement de Mariano Rajoy (2013).
Son premier ouvrage publié en France, Testo-junkie : sexe, drogue et biopolitique, relate son expérience de transition, par l’injection de testostérone. Déjà, il veut faire de cette expérience bien plus qu’une recherche identitaire personnelle, une démarche performative et politique, visant à défaire le genre inscrit à l’intérieur de son corps par la société et ses différents moyens de contrôle des corps (ce qu’il appelle la « pharmacopornographie »).
De son identité actuelle – homme trans – il dit qu’il s’agit d’une fiction politique : « je ne me suis jamais senti uniquement une femme ou un homme… Je suis devenu ce qu’on appelle aujourd’hui un homme trans, même si je ne crois pas à cette binarité. Je me sens plutôt un dissident du système de sexe et de genre. Mais aujourd’hui, j’ai un passeport, donc une fiction politique dans ma poche qui dit que je suis un homme ».

Dans Dysphoria mundi, il réunit ses réflexions concernant le monde d’aujourd’hui et son écroulement, sur un mode – aussi étrange que cela puisse paraître – résolument optimiste. En effet, tous les malaises, les troubles, les souffrances (guerre, virus, désastre écologique) sont ceux d’un monde essentiellement dysphorique qui s’accroche à des représentations archaïques : patriarcat, capitalisme, binarisme etc. De là, vient le malaise. Mais Paul B. Preciado nous voit au seuil de la révolution épistémologique la plus importante depuis le 15ème siècle, époque de la Renaissance, et se veut dans un élan de vie, tourné vers l’avenir : « je m’adresse aux gens en tant que corps vivants qui se réunissent tous ensemble ».
Il nous appelle ainsi à assumer nos dysphories en exerçant notre liberté d’être, en trans-cendant les différences « pour changer la grammaire du monde ». On verra en cela la continuation de son maître en philosophie, Jacques Derrida, qui tenait que le refus de l’assignation est la condition de toute libération :
« Chaque fois qu’une identité s’annonce, chaque fois qu’une appartenance me circonscrit, quelqu’un ou quelque chose crie : attention, le piège, tu es pris. Dégage, dégage-toi ! » 

C.

Notes
1. Philosophe français (1930-2004), dont l’œuvre est bâtie autour d’une idée forte : la déconstruction
2. Philosophe et sociologue hongroise (1929-2019), dont les thèmes de réflexion étaient : la liberté, le souci de la justice sociale, la nécessité d'une éthique comme socle des politiques démocratiques. 


Bibliographie romans/essais
Sous le nom de Beatriz Preciado
- Manifeste contra-sexuel (trad. Marie-Hélène Bourcier), Diable Vauvert, 2011
- Testo junkie : sexe, drogue et biopolitique (trad. de l'espagnol), Paris, Grasset 2008. 
- Pornotopie : "Playboy" et l'invention de la sexualité multimédia (trad. de l'espagnol par Serge Mestre et Beatriz Preciado), Paris, Climats, 2011

Sous le nom de Paul B. Preciado :
- Un appartement sur Uranus : Chroniques de la traversée (préf. Virginie Despentes), Paris, Grasset, 2019
- Je suis un monstre qui vous parle : Rapport pour une académie de psychanalystes, Grasset, 2020
- Dysphoria Mundi, Grasset, 2022

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