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Nous sommes au Caire dans les années 80 et le jeune Tarek a sa voie toute tracée. Il est médecin comme son père. Il s'est marié avec une ancienne petite amie retrouvée. Il n'a rien choisi de sa destinée. Pour se démarquer des traces de son père, en plus de pratiquer au cabinet de celui-ci, il dispense ses soins dans un dispensaire qu'il a crée à Moqattam, quartier défavorisé, tout à côté d'une décharge. L'acceptation de sa vie quotidienne lui semble ainsi plus facile. Et c'est dans ces lieux qu'il fait la rencontre d'Ali, jeune homme pauvre mais libre, et que tout bascule. Car une amitié se transformant en amour reste inacceptable dans cette société aux "bonnes mœurs". 

Ce roman pourrait être un énième récit d'un amour impossible entre deux êtres que tout oppose. Et pourtant, j'avoue que j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire.
Le livre foisonne de thématiques, le rendant plus riche et complexe qu'il n'y paraît.
L'histoire s'étend de 1961 à 2001, nous transportant du Caire à Montréal. Mais l'Egypte qu'on nous montre est une Egypte bien spécifique, comme nous l'explique l'auteur, Eric Chacour : « L’Égypte du roman, c’est celle d’une communauté bien précise, celle des Levantins, ces Syro-Libanais qui y ont vécu pendant plusieurs générations avant de la quitter massivement à l’époque de la nationalisation de Nasser, et dont beaucoup sont venus au Québec. Ils étaient en majorité chrétiens, de culture francophone, assez occidentalisés. Il en reste aujourd’hui une grosse communauté qui est venue à cette époque-là à Montréal, tout comme Tarek dans mon roman. »
Les années quatre-vingts en Égypte sont des années de mutation, de changement et ce changement politique et social, même s'il est décrit en filigrane et très discrètement,  est toujours là en toile de fond. De Nasser à la guerre des Six jours, de la liesse à la déception nationale, de Sadate à la montée de l'islamisme, on sent bien comment les bouleversements politiques ont pesé sur le quotidien.
Ce contexte est également propice à décrire toute la puissance du patriarcat ; les personnages de Nesrine et Mira, respectivement sœur et épouse de Tarek, en sont des exemples marquants. Et pourtant, les personnages féminins jouent un rôle moteur et primordial. Là encore, l'auteur s'en explique : « Le paradoxe de Ce que je sais de toi, c’est qu’on pourrait croire que c’est un roman assez masculin, alors qu’il est extrêmement féminin. Les personnages qui ont une force de caractère, ce sont les femmes. Je viens d’une famille où les femmes ont une vraie force, un caractère extrêmement marqué, une capacité de décider. Le paradoxe est d’autant plus fort quand elles sont mises dans une société, celle de l’Égypte de la fin du XXe siècle, où on ne leur donne pas vraiment voix au chapitre, où elles n’ont pas forcément un rôle social prépondérant. Je trouve que c’est toujours intéressant de voir comment, avec ces contraintes-là, les caractères arrivent à s’exprimer autrement. » Dans le roman, en plus de Tarek, il y a son épouse, sa sœur, sa mère, sa bonne. Ces femmes fortes et résilientes, absentes socialement mais oh combien essentielles pour le clan et qui jamais n'abdiquent, seront marquées à jamais par les séquelles des actes explosifs de Tarek.
Ce sont ces femmes qui forceront, plus ou moins concrètement, Tarek à quitter cette société bourgeoise, chrétienne, occidentalisée mais ampoulée pour Montréal et Ali à disparaître.
Un autre élément intéressant est le contraste entre les deux personnages masculins, Tarek et Ali. La différence de milieu social a son intérêt au niveau dramatique, mais elle permet également de montrer deux manières très différentes de vivre son homosexualité dans une société aussi portée sur  la tradition.
Enfin, il y a la présence récurrente du destin , le « mektoub », qui s'impose dès le tout premier chapitre : Tarek  a douze ans en 1961. A la question de savoir ce qu'il veut faire plus tard, la réponse sort de sa bouche sans qu'il n'y ait de volonté de sa part, il sera médecin, comme son père.
Fierté de sa famille, le gentil et brillant fiston au cœur pur  n'a pas d'autre choix que de marcher dans les traces de Papa. Le destin en a décidé pour lui. Pourtant, quelques années plus tard, il va oser se rebeller. Ce pas de côté qu’exécute Tarek pour dévier de son destin tout écrit, c’est offrir ses services dans un dispensaire aux laissés-pour-compte qui vivent dans les ruines et les débris du quartier de Moqattam. C'est là qu'il va faire la rencontre qui va bouleverser non seulement sa vie, mais celle de tout son clan. Et c'est pour avoir osé défier le destin que Tarek devra quitter le soleil cairote et deviendra  « Levantin dans le silence de l’hiver » à Montréal.

Outre la richesse des thèmes abordés, ce qui rend la lecture de ce roman très agréable et addictive est son style. Tout en précision et subtilité, chaque phrase est ciselée. Porté par la délicatesse, la sensibilité et l'humour, le livre reste lumineux, même dans ses moments les plus sombres.
Et puis les sens sont mis à contribution, notamment l'odorat, car pour tout ce qui concerne la description de l'Egypte de Tarek, les odeurs, agréables ou pas, sont omniprésentes. D'ailleurs, Ce que je sais de toi devait s’appeler à l’origine Ce que je sais de toi sentait l’ail et l’anis.
Mais le choix stylistique le plus marquant est sans contexte le choix de la deuxième personne pour retracer l'histoire de Tarek. Qui est ce narrateur qui n'a de cesse de s'adresser à Tarek ? Evidemment,  je ne le révélerai pas ici ! L'absence de narration extérieure – sauf en ce qui concerne les passages à Montréal -  permet d'apporter un regard tendre et absolument pas objectif sur le personnage de Tarek, et c'est que qui m'a le plus touché.

Voici donc un premier roman riche de l'histoire d'un homme meurtri, d'un pays en changement et de femmes blessées, qui nous parle de l'amour et de l'homosexualité masculine en Égypte, mais aussi de la mort, de la quête d'identité, de la fuite. Une belle surprise !

JM

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