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Il aura fallu patienter dix ans pour la parution en langue française de Nevada, premier roman de l’écrivaine américaine Imogen Binnie. Paru en 2013 chez Topside Press, le roman connaît un vif succès, mais après quelques années, la petite maison d'édition indépendante met la clé sous la porte et le livre se retrouve en rupture de stock. Nevada bénéficie alors d’une seconde naissance, une réédition en 2022, dans une maison bien plus importante cette fois, Farrar, Straus and Giroux. Suivie par des traductions en italien, catalan, français…

L'héroïne de ce roman s'appelle Maria. Maria est une libraire trans à New York, elle a l'impression de tout faire cafouiller, que ce soit la relation avec sa copine Steph ou son travail auquel elle arrive régulièrement en retard. Elle sillonne tout New York à vélo, boit beaucoup et oublie ses injections d'oestrogènes.
Un beau jour, elle décide de tout plaquer pour partir sur les routes dans l'espoir de redonner du sens à son existence. Voilà qu'elle commence son roadtrip, vers le Nevada, le Grand Ouest !
Sur son chemin, elle va rencontrer le jeune James qui a beaucoup de points communs avec elle.

Beaucoup d'articles nous parlent de road trip pour présenter ce roman. Et pourtant, Imogen Binnie déjoue toute attente de la littérature du road trip pour finalement nous délivrer ce qui ressemble plus à un voyage intérieur et une véritable réflexion sur la transidentité vécue de l'intérieur. Maquillage, injection d’œstrogènes, coût des changements d’état civil… Maria nous parle de ses galères, mais aussi de son quotidien de femme trans sans-le-sou. Ses réflexions sont éclairantes. « Tu dois pouvoir prouver que tu es totalement normale et straight et pas du tout queer pour qu’on te laisse faire ta transition en femme hétéro normale qui ne fait flipper personne », observe-t-elle, par exemple, dans l’une de ses longues discussions avec elle-même. Les pages où Maria parle de sa transition (très peu), de son quotidien de personne trans et son rapport aux autres permettent de mettre en avant les évolutions de la pensée queer et féministe, Internet, les réseaux sociaux et les blogs…
Le personnage de Maria a beaucoup de points communs avec Imogen Binnie, mais si cette dernière reconnaît la dimension personnelle, elle rejette la dimension autobiographique ; pendant longtemps, pour les auteurs et autrices trans, l’autobiographie a été le seul genre qui trouvait grâce aux yeux des éditeurs. “Beaucoup de ces ouvrages s’adressent avant tout aux personnes cisgenres  et semblent dire ‘il faut que vous acceptiez que je sois trans car regardez comme j’ai souffert !. J’étais vraiment dans le rejet de tout ça.”(1)
“L’envie d’écrire Nevada est vraiment venue d’un sentiment de frustration. Je ne nous voyais jamais dans les livres, ni moi ni mes amies. Les quelques personnages trans de la littérature étaient toujours des anecdotes dans l’histoire de quelqu’un d’autre ou des clichés sur pattes. J’ai donc voulu écrire un livre, comme une manière de dire ‘fuck you’, dont le cœur serait la subjectivité d’une femme trans.”(2)
Ce qui est notable, également, c’est que le roman d’Imogen Binnie ne parle pas directement de transition. « Parce que cette mystérieuse phase intermédiaire est la chose la plus excitante pour les personnes qui n’ont pas à la vivre, j’ai décidé de la retirer »(3), explique l’autrice. Son but : s’émanciper du regard « cisnormatif ».
Le roman se lit avec un plaisir jubilatoire car il est drôle, mordant, un poil cynique, irrigué d'une sensibilité à fleur de peau et parfois un peu cru. Alors que le livre nous présente les pensées de son personnage principal, il est écrit à la troisième personne. Ce choix a comme conséquence de donner l'impression que les personnages sont émotionnellement détachés de leur propre vie et de leurs expériences. Ce thème de la dissociation est très présent dans le quotidien de Maria, et on comprend que ce réflexe d'autodéfense est devenu un schéma comportemental qui vient saboter toute relation qui devient un peu trop intime.

J'avoue que j'ai une petite préférence pour la deuxième partie qui relate la rencontre entre Maria et James Hanson, celle qui revendique sa transidentité et celui qui commence à peine à s'interroger sur la sienne. Dans cette partie, Imogen Binnie alterne les narrateurs d'un chapitre à l'autre, et adapte bien le style de la narration pour correspondre à la personnalité et à l'attitude du personnage dont elle développe le point de vue.

A l'heure où les discours transphobes se font violents et semblent se banaliser, Nevada est un roman important qui permet au lecteur de cerner l'expérience des personnes trans, de soulever de nombreuses réflexions, aussi bien sur l'identité de genre et la sexualité que sur la misogynie et le patriarcat, tout en nous proposant à la fois un roman punk et tendre aux personnages queers touchants. Il s'impose comme une référence et une lecture des plus nécessaires. 

JM.

Notes :

1: Article de Marie KIRSCHEN paru dans Les Inrockuptibles, le 28/08/2023

2: idem

3 : idem

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