"Les vieilles lunes"... interview de Patrick Cardon (GayKitschCamp)
GayKitschCamp réédite depuis des années romans, essais, mémoires, revue et autres manifestes épuisés qui permettent d'explorer l'histoire, la vie, les luttes et finalement le "patrimoine" des personnes lgbt+ depuis le 18e siècle au moins. Ces rééditions critiques ont activement participé au mouvement des Queer studies en France. Interview de Patrick Cardon, historien, universitaire, militant, âme de GayKitschCamp.
Tu as fondé GayKitschCamp. C'est une maison d'édition, une asso, un mouvement militant ? Pourquoi ce nom ?
GayKitschCamp est une association culturelle homosexuelle déclarée en 1987 à Aix en Provence. Elle fait suite à un combat qui a permis dix ans auparavant aux groupes de libération de se nommer homosexuel sans être interdit pour mauvaises mœurs. les groupes d'Aix en Provence auxquels je n'étais pas étranger s'en étaient fait une spécialité. Une scission efféministe prit le même chemin déclaratif au journal officiel sous le nom de Mouvance folle-lesbienne ainsi que sa revue "Fin de siècle" qui eut un seul numéro en 1980 et son centre culturel baptisé l'Éventail (1980 à 1982), rue du Petit Saint Jean.
Donc la forme associative de GayKitschCamp était tributaire de cette tradition militante. C'était aussi la possibilité de recevoir des subventions pour des opérations de visibilité et d'animation pour une minorité qui ne trouvait pas beaucoup de débouchés commerciaux.
Si GaykitschCamp a été déclarée à Aix en Provence en 1987, à mon retour du Maroc et de l'Algérie où j'avais enseigné depuis 1982, c'est à Lille près de laquelle on m'avait désigné un poste, qu'elle a pris son essor en développant un festival de films (1991-2006) puis un centre de documentation (2000-2006) LGBT au 38 bis rue Royale.
C'est d'ailleurs près de Lille, lors d'un de mes passages à la bibliothèque de Villeneuve d'Ascq , qu'une affiche pour une exposition à Anvers retenait mon attention. C'était l'annonce d'une manifestation artistique autour des deux notions de kitsch et de camp. Le kitsch c'était l'histoire et le camp, un style de genre, les deux s'accordaient à l'humour par la distanciation. J'ai voulu ajouté Gay pour affirmer cette identité à laquelle je tenais et nous voilà devant un programme culturel. Les circonstances (entre autres l'arrêt des emplois-jeunes) ont voulu que s'arrête l'expérience lilloise. C'est à Montpellier que j'ai gardé avec un certain nombre de chercheurs le nom de GayKitschCamp pour une activité devenue principale: la réédition scientifique de textes devenus introuvables de textes importants pour l'histoire des gays et des lesbiennes, une mission soutenue par la région Occitanie et récemment reconnue par les éditions du frigo (prix du roman gay, 2019) et par Sade (prix en catégorie patrimoine, 2024)
Peux tu décrire ce travail de réédition ? Romans, mémoires, essais français ou étrangers : quelle a été votre stratégie ? Rééditer c'est choisir, valoriser ou maintenir dans l'oubli... Que nous dit tout ça de l'histoire des minorités d'orientation et ou de genre et de la mise en mémoire de cette histoire ?
Pour les présentations de l'association je me targue de dire que tout a commencé par la distribution de tracts vantant le mode de vie gay pendant l'ébullition du mouvement à Aix en Provence entre 1975 et 1982. Les premiers titres ont été tirés à Lille en 1989 pour fêter à sa manière le bicentenaire de la Révolution française, ce fut la réédition des pamphlets anonymes maintenant réunis sous le titre commun de l'un d'entre eux et le plus révélateur Les Enfants de Sodome à l'Assemblée nationale (1790). C'était encore des textes tapés à la machine à écrire et sortis de boutiques de reprographies. C'est avec les Homosexuels de Berlin de Magnus Hirschfeld que les rééditions prirent une tournure professionnelle avec des notes plus élaborées et l'aide de de traitements de textes de plus en plus performants. C'était aussi dans deux objectifs: montrer aux militants, preuves à l'appui, que les causes qu'ielles défendaient avaient déjà été débattues bien avant et que les USA ovationnées par les Prides devenues annuelles n'avaient pas été les premiers au front.
Avec l'appui de Frank Arnal qui alimentait entre autres la rubrique Gai savoir dans le magazine Gai Pied et les premiers chercheurs — je pense surtout à Rommel Mendès-Leite —, sociologues et historien.ne.s, nous multipliions les collections. Nous diffusions les premières études gaies et lesbiennes initiées par le GREH et soutenues par le ministère des affaires sociales. Ce sera, dans la collection Université, Homosexualités et sida et d'autres recueils d'articles dans des volumes d'études dont les premiers essais d'auteurs anglo-saxons devenus renommés dans leurs pays respectifs, plus favorables aux études minoritaires. Cet accompagnement des gay and lesbians studies a épousé et même devancé la question du genre. C'est ainsi que les activités d'édition de l'association GaykitschCamp ont été baptisées QuestionDeGenre/GKC et que nous avons publié les essais du groupe Zoo fondé par Sam Bourcier : Q comme Queer. Nous avons publié aussi le premier témoignage tunisien d'Eyet-Chékib Djaziri et un livre de cuisine gay italienne !
As tu le sentiment que la réédition critique de tous ces ouvrages a permis de mieux armer la nouvelle génération militante lgbt+, ou le lectorat de Gkc se recrute-t-il surtout chez les cheveux blancs ?
Le choix éditorial, de militant, est devenu un chantier important et original de ce qui allait devenir les queer studies en défendant toujours les leçons du passé et en les diffusant avec les yeux d'aujourd'hui, sans oublier ceux d'hier. Le public est donc essentiellement des chercheuses et chercheurs universitaires et/ou indépendant.e.s, encore étudiant.e.s et/ou confirmé.e.s à la recherche de témoignages des fiertés passées dont ielles sont les héritier.es. Les autres peuvent bien croire que le monde est née avec eux.
Si la réédition de la revue de Fersen, Akademos (1909) a été une gageure (due en grande partie au COViD), Jean-Marc Barféty reprend le flambeau en se spécialisant dans la littérature inconnue de la Belle époque de Montmartre qui fourmille de détails sur les lieux de plaisirs de la capitale, c'est l'objet de son dernier opus, la réédition d'Alain Rox, Tu seras seul (1936).
Quant à moi après avoir reçu en 2019 le prix édition du roman gay, je recevais fin septembre celui Sade catégorie patrimoine. Il est vrai que j'ai surtout travaillé autour le la littérature érotique comme Pédérastie active, Pédérastie passive et Les Homosexualités d'un prince, d'anonymes du début du siècle précédent sans compter l'extraordinaire Fellatores du Dr Luiz (Devaux, 1888).
Tu as milité au Fhar. On ne trouve plus beaucoup d'homosexuels révolutionnaires aujourd'hui. Il y en a même un certain nombre à l'extrême droite ! Quel regard portes tu sur cette évolution ?
J'ai obtenu les droits pour rééditer officiellement le rapport contre la normalité du Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire (1971). J'aimerais republier le Fléau social que j'adorais acheter à des militants au restaurant universitaire des Gazelles d'Aix en Provence, ma ville universitaire. Mais les numéros ont des formats différents. Si j'ai participé au FHAR de cette ville c'était pour son esprit créatif de provocation. On y côtoyait la troupe de théâtre travestie Les Mirabelles et on y rédigeait et distribuait des tracts insensés contre le mode de vie bourgeois.
Depuis quelques années on retrouve cet esprit. Il suffit de lire les revues PD la revue et Trou noir, fréquenter le groupe Inverti.e.s. Donc les gauchistes n'ont jamais cessé d'exister ni les homosexuels d'extrême droite. Rappelons-nous Abel Bonnard surnommé la gestapette. "Tous les goûts sont dans la nature et le meilleur est celui qu'on a" aurait dit Florian au XVIIIe siècle.
Mon avis est qu'il faut toujours se rafraîchir les mémoires et qu'il vaut mieux le faire avec le recul de l'humour (le décalage). Le vrai d'aujourd'hui sera le kitsch de demain…
Pourtant, en effet, le monde est différent : les revendications murmurées plus ou moins clandestinement dans les groupes qu'étaient les groupes de libération homosexuels sont aujourd'hui portées et au delà dans les assemblées parlementaires, l'éducation nationale et les études universitaires et le mot LGBT est connu de tout un chacun. Marc-André Raffalovich avait prédit dans la bien nommée revue lyonnaise Archives d'anthropologie criminelle, que l'inversion sexuelle [allait] devenir une question d'avenir (L’Education des uranistes, 1895). Cent ans plus tard cette prédiction s'est réalisée. Le degré de démocratie des pays est désormais évalué à l'aune de la situation des droits LGBTQIA+. Le concept d'homonationalisme est venu faire le rabat-joie.
Au lieu de revenir 50 ans en arrière, il serait temps d'inventer un nouveau monde car il semble, pour paraphraser Jean-Paul Sartre, que le vieux monde est devant nous, sous des oripeaux galvaudés. Mais pour cela, il faudrait habiller de nouveaux mots non pas les vieilles lunes mais de nouvelles.
Comme je l'ai clamé récemment à une réunion de queer Campus rue Richard Lenoir à Paris autour du thème de l'intergénérationnel. Si les seniors et les jeunes ne se mélangent pas, c'est que les jeunes ne veulent pas tirer la leçon des désillusions de ceusses qui ont pratiqué le soi-disant marxisme (Marx ne l'ayant pas été). Ils ne veulent des archives que sur eux-mêmes (archives "vivantes", orales — podcast, etc), méprisent la mémoire des personnes qui n'en auraient plus (lire dans le texte du dernier Trou noir sur les archives). On assiste à un véritable archiveswashing (on défend des archives dont on ne veut pas) pour cacher un ego qui pourrait paraître démesuré s'il ne se limitait pas à la soi-disant décriminalisation de l'homosexualité en 1982 : surtout ne pas dire que les dernières années Giscard ont été les plus joyeuses. Surtout faire pleurer dans les chaumières (succès littéraire assuré).
Espérons qu'on retrouve un peu plus de sérénité. Mais pour cela, il faudrait ne plus opposer les historiens dits réactionnaires et les sociologues dits progressistes. Les catégories étouffent et l'universalité noie. L'intérêt général serait-il la somme des intérêts particuliers ? Un dialogue à reprendre. Les strates de l'histoire s'accumulent et se font oublier. Les historiens y creusent des puits pour en faire sortir leurs vérités (je retrouve les accents militants). Mais encore faut-il pouvoir lire, décoder et restituer. Ça s'apprend (ou ça s'apprenait).
Patrick Cardon
Catalogue questiondegenre/gkc (gaykitschcamp)
Vente organisée par GayKitschCamp Cardon - Acheter les livres de la bibliothèque GayKitschCamp c'est non seulement s'offrir des documents rares et présentés par les meilleurs chercheurs/ses LGB...
https://www.helloasso.com/associations/gaykitschcamp-cardon/boutiques/catalogue