Emilia Perez, un film de Jacques Audiard
"Emilia Pérez" est un film riche et complexe, qui ne se contente pas d'être un simple thriller. S’il pose des questions intéressantes sur l'identité et la rédemption, les rôles sociaux, la violence, les réponses apportées par le film sont souvent stéréotypées et simplistes.
Chronique en demi-teinte sur un film qui engrange les prix.
La première partie du film se concentre sur la vie de Manitas Del Monte, baron d’un cartel de drogue au Mexique , un homme craint et respecté, mais aussi tourmenté par son désir secret de vivre dans un autre genre que celui qui lui a été assigné à la naissance. Il contacte Rita une avocate brillante mais désabusée, travaillant dans un grand cabinet d'avocats où elle se sent exploitée et perdue. Rita se voit confier une mission des plus singulières : l'aider à orchestrer sa disparition et à réaliser son rêve le plus cher, une chirurgie de réassignation pour enfin vivre en tant que femme sous le nom d’Emilia Perez.
Manitas met en scène sa mort, après avoir envoyé sa femme Jessi et leurs deux enfants en Suisse au prétexte de les protéger des bandes rivales.
Dans la seconde partie du film, Emilia goûte à l'amertume d'une liberté arrachée. Loin des ombres du cartel, elle tente de tisser un nouveau fil à sa vie démantelée. Pourtant, le vide béant de l'absence de ses enfants vient régulièrement la troubler. Pour les retrouver, elle recourt à nouveau aux services de Rita. Sous le couvert d'une fausse parenté, une nouvelle famille se constitue, un patchwork d'identités où le passé et le présent s'entremêlent.
Au sein d’une association qu’elle crée pour retrouver les personnes disparues, Emilia trouve un nouveau sens à sa vie. Chaque disparition qu'elle aide à élucider est une pierre ajoutée à l'édifice de sa rédemption. Un fragile équilibre s'instaure, rythmé par son amour naissant avec Epifania et le réveil d'anciens sentiments pour Gustavo chez Jessi. Un équilibre fragile et éphémère. Le désir de Jessi de voler de ses propres ailes vient fissurer cette nouvelle famille recomposée. La peur de « perdre » ses enfants pousse Emilia dans les extrêmes. La rupture avec Jessi déclenche une spirale de violence qui les mènera toutes deux à une fin tragique
En mêlant avec audace les codes du drame et de la comédie musicale, Emilia Pérez propose une expérience cinématographique singulière. La réalisation d'Audiard est soignée, la performance de Karla Sofía Gascón, remarquable. Pourtant, l'ambition démesurée du projet se heurte parfois à ses propres limites. Si la musique offre des moments de catharsis et de libération pour les personnages, les transitions abruptes entre les différents registres créent des ruptures qui nuisent à la cohérence globale du récit. (on a cependant adoré et laissé les yeux déborder dans la scène où un enfant reconnait en Emilia, l’odeur de son papa).
Cependant, le film n’échappe pas à certains clichés et de nombreuses maladresses. L'expérience de la transition, riche et complexe, est ici réduite à un simple artifice narratif, vidée de sa substance et de sa singularité. La transformation d'Emilia est présentée de manière spectaculaire, occultant les étapes intermédiaires et les nuances d'un parcours souvent long et douloureux. Le personnage de Manitas del Monte, figé dans les clichés du virilisme, contraste de manière caricaturale avec l'affirmation de la transidentité d'Emilia. Les séquences musicales, censées apporter une dimension émotionnelle, tombent souvent dans le piège de la simplification, réduisant la complexité de l'expérience trans à des clichés récurrents. La scène de la chanson de la vaginoplastie se transforme en un spectacle grotesque, où la diversité des corps trans est écrasée par une vision stéréotypée et sexualisée et les chirurgies de réassignation comme des têtes de gondole de supermarché.
La fin tragique d'Emilia vient confirmer une triste réalité : au cinéma, la transidentité est souvent associée à la souffrance et à la mort. Ce récit, loin d'être une exception, s'inscrit dans une longue tradition qui réduit les personnages trans à des victimes, des marginaux, des êtres condamnés à l'échec. La violence, le mensonge, la manipulation : autant d'éléments qui viennent renforcer les stéréotypes négatifs et alimenter la transphobie envers les femmes trans.
Transphobe, ce film ne l’est pas, mais il n’évite pas les maladresses tristement habituelles.
Tout aussi tristement habituels, les propos émétiques suscités par le film. À la suite de la remise du prix d'interprétation féminine à Karla Sofía Gascón au Festival de Cannes, Marion Maréchal a publié un tweet qualifiant cette distinction de "progrès pour la gauche" en affirmant que "c'est donc un homme qui reçoit à Cannes le prix d’interprétation… féminine", suggérant que cela menait à "l’effacement des femmes et des mères". En réponse à ces propos, plusieurs actions ont été entreprises. D'une part, des associations de défense des droits des personnes LGBT+ ont déposé plainte pour "injure transphobe" contre Marion Maréchal. D'autre part, Karla Sofía Gascón elle-même a porté plainte pour "outrage sexiste".
À voir tout de même pour la réalisation, la lumière, l’incroyable jeu d’actrice de Karla Sofía Gascón.. et pour exercer son œil critique .
S..
UN AUTRE POINT DE VUE :
Normalement j'ai du mal à apprécier les comédies musicales, c'est un genre avec lequel je n'accroche pas trop... Mais Emilia Pérez est vraiment génial ! J'ai beaucoup aimé les scènes de chansons et les chorégraphies sont très belles. Concernant le sujet du film - la transition d'Emilia - j'ai trouvé que l'histoire était vraiment touchante. Le fait est qu'Emilia est un personnage quand même assez ambigu moralement (anciennement cheffe de cartel etc.), et je pense personnellement qu'elle est vraiment intéressante sur ce point. En fait, elle réalise une sorte de double transition ; en devenant la femme qu'elle rêvait d'être, elle se sent mieux avec elle-même (il y a plusieurs scènes très touchantes où elle exprime son euphorie de genre), et par conséquent, elle cherche aussi à devenir une meilleure personne pour sa communauté en changeant ses activités. Il y a aussi un message qui se développe autour de la notion de famille, d'acceptation de la transition, et surtout de l'amour. J'ai vraiment aimé ce film, et en plus Karla Sofía Gascón (l'actrice qui joue Emilia avant et après la transition) est elle-même trans (et aussi elle est absolument magnifique!!!). Franchement je conseille ce film !
Anaïs